Andrew Brunson représentait-il une menace pour l’Etat turc? C’est en tout cas la raison que le gouvernement turc a invoquée en 2016 pour procéder à son arrestation. Cet article est le premier d’une série de trois. Il retranscrit le témoignage qu’Andrew Brunson a donné lors de la session plénière du Parlement européen, le 13 novembre 2019, à Bruxelles.
En 1993, ma femme Norine et moi sommes arrivés en Turquie. Au cours des vingt-trois ans qui ont suivi, nous avons travaillé sans jamais cacher la nature chrétienne de notre activité. Lorsque la police nous a convoqués en 2016, nous nous sommes présentés en pensant recevoir nos visas long terme. Au lieu de cela, on nous a informés qu’un ordre d’expulsion nous visait et justifiait notre arrestation. Les instructions qui émanaient du « Département des trafics humains », laissaient entendre que nous étions suspectés d’un tel crime.
Habituellement, une détention ne précède par l’exécution d’un tel ordre. Il n’y avait aucune nécessité à cela puisque, quand des Américains font l’objet de cette procédure, les autorités les arrêtent pour un ou deux jours puis les renvoient du pays.
Or on nous a emprisonnés sans nous donner le moindre motif. À toutes les questions que nous posions à ce sujet, nous recevions toujours la même réponse : « Ankara décidera ». Pendant les premiers jours, nous n’avons eu droit à aucune assistance juridique ni à une Bible. Puis, au bout de treize jours, Norine s’est retrouvée libre tandis qu’on m’a transféré dans une autre prison.
Dangereux terroriste
À peine arrivé, on me traite comme un terroriste et on me répète que je suis dans un quartier de haute sécurité. Aucun avocat ne pouvait me rendre visite. Après bien des pressions diplomatiques, un conseiller américain finit par obtenir le droit de me rencontrer. Mais la cause de mon arrestation reste un mystère. Certains prétendent qu’elle a coïncidé avec celle de dizaines de milliers de Kurdes après l’échec du coup d’État de l’été 2016.
J’ai la conviction que le gouvernement turc m’a intentionnellement ciblé. Mon équipe et moi avions fondé plusieurs Églises dans le pays. Puis, en 2014, nous avions travaillé parmi les réfugiés en provenance de Syrie, fournissant assistance humanitaire et partageant l’amour de Dieu. Bon nombre de ces réfugiés étaient Kurdes, ce qui n’avait pas manqué d’attirer l’attention du gouvernement turc. C’était probablement la première raison de mon arrestation. Pourtant, nous n’avions pas visé les Kurdes en particulier. Nous avions aussi travaillé avec des Yezidis et des Arabes. Mais il se trouve que la majorité des réfugiés que nous avions accompagnés étaient kurdes.
Partisan du PKK et de Fethullah Gülen
Par la suite, les autorités ont justifié ma détention de différentes manières. Après le délit supposé de trafic d’êtres humains, le gouvernement turc a expliqué aux autorités américaines que j’avais séjourné en Syrie pour travailler avec le PKK. Le Ministre de la Justice a aussi dit à un diplomate américain que j’avais assisté à une conférence parrainée par Fethullah Gülen et que j’avais insulté la Turquie dans mes entretiens avec les réfugiés. En fait, les autorités turques cherchaient une raison de prolonger ma détention.
Le gouvernement turc avait d’abord pensé m’expulser du pays. Puis, dans un second temps, il a vu qu’il pouvait utiliser mon cas comme arme d’intimidation contre les personnes qui faisaient en Turquie un travail semblable au nôtre. Mon arrestation avait pour but de les inciter à décider elles-mêmes de quitter le pays. Et la manœuvre avait réussi puisque certains avaient quitté la Turquie en raison des risques d’emprisonnement. Le but du gouvernement était aussi d’intimider les leaders et les chrétiens turcs afin qu’ils comprennent que le traitement infligé à ces Américains pourrait, un jour, les atteindre. Puis, nouvelle étape, les Turcs ont vu en moi un moyen d’obtenir des concessions de la part des États-Unis, mettant ainsi en place une « diplomatie de la prise d’otage ».
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Le Parlement européen prend position
À cette époque, le Parlement européen a dénoncé le fait que j’étais détenu en raison de ma nationalité mais aussi de ma foi, ce qui constituait un cas de persécution religieuse. En décembre 2016, un sénateur américain a rédigé une lettre, signée par dix-sept confrères, et l’a envoyée au Président Erdogan pour demander ma libération. Quelques jours plus tard, Erdogan a répondu à cette requête en me faisant transférer vers un quartier de haute sécurité au motif d’activités terroristes.
La valse des faux témoins
Pendant les premiers mois de mon emprisonnement, mon dossier est resté scellé. Mes avocats n’avaient pas l’autorisation de prendre connaissance des charges qui pesaient contre moi. Plus tard, ils ont appris que la déposition d’un « témoin secret » avait justifié mon arrestation. Après recherche, mes avocats ont identifié ce témoin. Il avait été membre d’une Église turque qui l’avait expulsé pour malversations. Le même scénario s’était répété dans une Église mormone qu’il avait attaqué en justice. Mais la justice n’avait pas donné suite à ses plaintes, déclarant son dossier infondé. Or, le jour de mon arrestation, le procureur a convoqué cet homme pour lui demander des informations à mon sujet.
L’homme a repris les accusations qu’il avait prononcées contre l’Église mormone et a ajouté que j’avais également contribué aux torts dont il avait été victime. Le procureur a donc retenu ces accusations comme motifs à charge contre moi alors que la cour les avait rejetées dans le cas de l’Église mormon.
J’ai aussi été accusé d’avoir donné une allocution en faveur de Fethullah Gülen. Mais cette accusation ne tenait pas plus que les autres. Au cours de ma détention, je m’étais retrouvé avec des gülénistes qui savaient pertinemment que je n’avais pas participé à une telle rencontre. Ils savaient que j’avais passé ma vie à témoigner de ma foi, ce qui ne pouvait pas s’accorder avec les buts de leur mouvement qui est islamiste et cherche à propager l’islam. Il n’y avait pas d’erreur possible.
Au bout de la nuit, l’enfer
Dans ce quartier de haute sécurité, j’étais très isolé. J’ai d’abord pensé qu’avec ce que j’avais déjà vécu au cours des vingt-trois ans écoulés, je pourrais tenir le coup. Un jour, un homme armé m’avait attaqué. La population nous avait maintes fois exprimé son hostilité et j’avais progressivement développé une bonne tolérance au rejet.
Mais me retrouver avec vingt hommes dans une cellule conçue pour huit, sans jamais pouvoir en sortir, ni de jour ni de nuit, sans aucun courrier, isolé par ma culture et ma foi, sans certitude quant à l’avenir, sans pouvoir envisager une date de libération, privé de Bible pendant des mois, sous le coup de trois condamnations à mort et accusé d’utiliser un code secret pour communiquer à ma femme des informations concernant Gülen, cette accumulation de mauvais traitements et d’accusations a fini par me pousser à mon point de rupture. Pour la première fois de ma vie, le doute m’a gagné et des pensées de suicide m’ont envahi.
En mars 2017, Rex Tillerson, secrétaire d’État américain, rencontre le Président Erdogan qui lui déclare qu’il règlera cette affaire en quelques semaines. Le procureur confirme cette information à ma femme. Mais la promesse ne se réalisera jamais. En Turquie, la justice n’est pas indépendante du gouvernement.
Entre-temps, le Président turc avait changé d’avis.
Tous les articles de cette série :
- Andrew Brunson, menace pour l’Etat turc?
- L’homme qui a fait trébucher la Bourse d’Istanbul
- Le Grand Maître du jeu d’échecs