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L’homme qui a fait trébucher la Bourse d’Istanbul

L’homme qui a fait trébucher la Bourse d’Istanbul. Cet article est le second d’une série de trois. Il retranscrit le témoignage qu’Andrew Brunson a donné concernant son emprisonnement en Turquie.

En mai 2017, lors d’une rencontre au sommet entre les Présidents Erdogan et Trump, ce dernier a réclamé à trois reprises ma libération. Toute la presse turque s’est demandé pourquoi Trump avait tant insisté sur cette question alors qu’il y avait tant de sujets tellement plus importants que la libération de ce « prêtre ».

Le lendemain, une campagne orchestrée par les médias à la solde du gouvernement, m’accuse de tous les crimes. Pourtant, deux semaines avant le sommet, le ministre des affaires étrangères avait déclaré que j’aurais pu être libéré quinze jours plus tôt si je n’avais pas refusé de quitter le pays.

Après le sommet Trump/Erdogan, un ministre turc a déclaré aux médias qu’ils avaient la preuve que j’étais güléniste et un partisan du PKK, et que le gouvernement turc en avait fourni les preuves aux Américains. Suite à cette déclaration, le gouvernement turc a poursuivi sa campagne de dénigrement en me présentant comme un espion militaire, membre du PKK, et officier des forces spéciales chargées de provoquer la chute du gouvernement turc. Il a de plus précisé que j’étais directeur de la CIA en Turquie et au Moyen-Orient, et que j’aurais été promu directeur de la CIA si le coup d’État contre Erdogan avait réussi.

Les débuts d’un long marchandage

Le 27 mai, ma femme reçoit un coup de téléphone lui ordonnant de faire ses bagages et de préparer des vêtements pour moi parce que le gouvernement était parvenu à un accord avec les Américains. Mais deux jours plus tard, nouveau coup de téléphone. L’accord avait été rompu, les Turcs s’en étaient retirés. Ils voulaient obtenir davantage de ma libération. Par la suite, les Turcs ont régulièrement utilisé ce procédé : faire mine d’accepter un accord, puis, au moment de conclure, le refuser pour réclamer plus. Mais le gouvernement américain a refusé d’entrer dans ce marchandage.

Les Turcs avaient une longue liste d’exigences attachées à mon nom, indépendamment de ce que la Cour de Justice me reprochait. Ma personne était devenue l’objet d’un intense marchandage diplomatique.

En août 2017, on m’a fait comparaître devant la Cour de Justice au motif que j’avais fomenté un coup d’État visant à renverser le gouvernement, la Constitution et le Parlement, ce qui entraînait automatiquement une triple condamnation à mort.

Le jour suivant, j’ai appris pourquoi on m’avait fait comparaître devant la cour : le gouvernement venait d’émettre un nouveau décret stipulant que le Président Erdogan pouvait échanger ou renvoyer un prisonnier dans son pays. C’était un message politique. Il s’agissait de rappeler qu’une triple condamnation à mort pesait sur ma tête mais que Erdogan avait le pouvoir de l’échanger s’il obtenait quelque chose en retour. Peu après, Erdogan a déclaré qu’il voulait m’échanger contre Fethullah Gülen : « Renvoyez-nous l’imam, nous vous renverrons le prêtre », un marché rejeté par les États-Unis.

En avril 2018, le gouvernement turc entame un procès contre moi, dix-huit mois après mon arrestation, pour délit de « christianisation », en dépit du fait que témoigner de sa foi est parfaitement licite en Turquie. Au cours des années que nous avons passé dans ce pays, jamais nous n’avons forcé les gens à recevoir l’Évangile, jamais je n’ai eu de discussions sur l’islam, le Coran ou le Prophète Mahomet. Ma ligne de conduite a toujours été de parler de Jésus et de ce que la Bible dit à son sujet et, cela, seulement avec les personnes intéressées qui posaient des questions.

Des témoins au service du pouvoir

À mon procès, le tribunal a convoqué trois sortes de témoins. D’abord les « témoins secrets ». Ils m’ont accusé de toutes sortes de choses bizarres. L’un d’eux a déclaré que je disais aux Kurdes qu’ils étaient la treizième tribu d’Israël qui avait été perdue – un enseignement soi-disant répandu dans toute la chrétienté – et que c’était la raison pour laquelle je cherchais à établir un nouvel État pour eux.

Ces plans expliquaient que j’aie œuvré à la chute du régime turc. Ce témoin ajouta qu’il existait une agence secrète appelée CAMA, qui réunissait la National Security Agency, la CIA, le FBI et toutes les Églises chrétiennes. Selon ce témoin, toute mission chrétienne travaillant à l’étranger était aux ordres de cette mystérieuse agence. Tout cela peut sembler parfaitement risible, mais les juges prenaient cette « information » très au sérieux et me demandaient avec insistance : « S’il vous plaît, parlez-nous davantage de cette organisation ».

Mes avocats ont réussi à identifier ces « témoins secrets » mais sans pouvoir divulguer leur nom puisque la loi turque assure leur anonymat afin de préserver leur liberté de témoigner.

Des « témoins » d’un autre type ont été auditionnés. Certains avaient fréquenté des Églises turques. Ils ont, eux aussi, prétendu que je soutenais le PKK et que j’avais organisé des concerts en leur honneur et que des participants avaient agité des drapeaux du PKK et porté des T-shirts aux couleurs de ce parti.

Quiconque connaît la Turquie sait que cela aurait immédiatement entraîné l’arrestation des personnes impliquées dans un tel rassemblement. J’ai demandé au juge comment il pouvait accepter ces témoignages sans aucune preuve matérielle ? Il m’a simplement répondu que le témoignage de ces hommes suffisait, qu’il n’avait pas besoin de preuves supplémentaires.

Ceux qui témoignaient ainsi étaient des prisonniers qui voulaient hâter leur libération, ou être transférés dans une autre prison. L’un d’eux a raconté qu’il m’avait vu avec des leaders du PKK et des gülénistes. Mes avocats ont fait remarquer au juge que ce témoin avait déjà écopé de quatorze condamnations et que son témoignage était sujet à caution, à quoi il leur a répondu : « Quel rapport avec le procès qui nous occupe ? »

Un marchandage qui finit par coûter très cher

Accusé de « christianiser » les Kurdes, d’avoir œuvré en vue de faire tomber le gouvernement turc et d’avoir pour objectif d’établir un État kurde chrétien, toutes les charges accumulées contre moi concernaient notre travail d’Église qui, aux dires des juges, servait de couverture à mes objectifs terroristes. Jamais je n’ai été autorisé à me défendre de ces accusations et un seul témoin en ma faveur a été entendu.

Devant des sénateurs américains et devant Trump, Erdogan a admis que le traitement de mon cas n’était pas juste, que les témoins mentaient. Mais en public, il a continué de parler de moi comme « du prêtre obscur qui complotait contre le pays ».

Après mon troisième procès, j’ai été transféré dans une « maison d’arrêt », sur demande de Trump. Un accord avait été conclu, mais les Turcs l’ont à nouveau rompu avec l’intention d’obtenir plus. Les États-Unis ont répondu à cette nouvelle manœuvre par une série de sanctions économiques. L’économie turque souffrait déjà de problèmes structurels, mais ces mesures de rétorsion ont aggravé ses problèmes. La Bourse d’Istanbul a perdu quarante milliards de dollars et la livre turque a dû être dévaluée. Face à leur opinion publique, les Turcs ont fait porter la responsabilité de ces problèmes aux Américains et à moi en particulier.

Lire aussi La livre turque en chute libre

Un otage exfiltré d’urgence

La veille de la quatrième session de mon procès, personne ne savait ce qui allait se passer. Les Turcs ont exigé 1.9 milliards de dollars pour ma libération, montant qu’ils n’ont pas obtenu. Après cet ultime échec, ils m’ont libéré le 12 octobre 2018.

Après tout ce que le gouvernement turc avait vainement tenté d’obtenir, je m’étonnais de son insistance à me garder prisonnier. Par quoi allais-je encore devoir passer avant d’être libéré ? Rétrospectivement, je me suis rendu compte que ce jeu diplomatique lui permettait de sauver la face. Il pouvait affirmer que j’étais impliqué dans des projets terroristes – ce dont il a convaincu l’opinion publique – puis qu’après deux ans de détention, il m’a libéré sur demande du gouvernement américain.


Tous les articles de cette série :

  1. Andrew Brunson, menace pour l’Etat turc
  2. L’homme qui a fait trébucher la Bourse d’Istanbul
  3. Le « Grand Maître du jeu d’échecs« 

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