Dans ce second article, Karen Bernoulli souligne que, pour ce qui est de l’usage de la violence, les successeurs immédiats de Jésus et de Muhammad ont chacun imité leurs maîtres.
LES APÔTRES
Avant de quitter ses disciples, Jésus leur annonce qu’ils « recevr[ont] une puissance, le Saint-Esprit survenant sur [eux], et [qu’ils seront ses] témoins à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre »1. Cette annonce se concrétise à la Pentecôte, moment où « ils [sont] tous remplis du Saint-Esprit, et se [mettent] à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donn[e] de s’exprimer »2.
La promesse de la présence de l’Esprit, substitut de Jésus auprès des disciples, comprend un ordre de mission : « Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde »3.
La question de l’intégration des non-juifs
Mais, lorsque, suite à la prédication des apôtres, des non-juifs deviennent chrétiens, la question des conditions de leur intégration se pose : doivent-ils observer la Loi juive ou non ? Cette question est l’objet principal de l’Assemblée qui se tiendra à Jérusalem, en 48 après J.-C. . À l’issue de ses débats, l’assemblée est unanime : les disciples d’origine païenne n’ont pas à se soumettre à la Loi hébraïque. Ils n’ont besoin ni de se faire circoncire ni d’observer les restrictions alimentaires juives.
Dans ses lettres, Paul, principal rédacteur du Nouveau Testament, insiste sur le commandement suprême de l’amour comme accomplissement de la Loi divine. En effet, la Bible hébraïque affirmait déjà que «toute la Loi est accomplie dans une seule parole : tu aimeras ton prochain comme toi-même»4.
La question des partis rivaux dans l’Eglise
Un autre problème surgit dans l’église de Corinthe où certains membres forment des clans autour de leurs apôtres préférés. Paul traite la question en usant d’une métaphore jardinière pour illustrer la primauté de l’action de Dieu sur celle des apôtres : c’est « Dieu qui fait croître. Celui qui plante et celui qui arrose sont égaux, et chacun recevra sa propre récompense selon son propre travail »5.
Ces deux conflits, surgis aux premiers jours du christianisme, sont très instructifs. Ils montrent que les disciples recourent au témoignage de l’Écriture pour résoudre leurs divergences et maintenir une perspective centrée sur Dieu. Dans le contexte du Nouveau Testament, l’évocation de l’épée est métaphorique.
Par exemple, l’auteur de la lettre aux Hébreux affirme que « la parole de Dieu est vivante et efficace, plus tranchante qu’une épée quelconque à deux tranchants, pénétrante jusqu’à partager âme et esprit, jointures et moelle ; elle juge les sentiments et les pensées du cœur »6. Dans ce passage, l’image de l’épée sert à souligner le caractère éclairant des paroles de la Bible sur nos motivations et pensées. À aucun moment donc de tels propos n’ont incité la communauté chrétienne naissante à recourir aux armes.
Débattre plutôt que se battre
Aux apôtres et aux disciples de tous les temps, ses successeurs, Jésus a promis de donner le Saint-Esprit. Il aura pour rôle de les soutenir dans la diffusion de son message d’amour aux peuples de la terre entière.
Des désaccords d’ordre théologiques ou pratiques surviennent inévitablement entre chrétiens. Mais s’ils les abordent dans un esprit constructif, ils sont l’occasion de débats et de mises au point internes.
Autre aspect à noter, la jeune communauté chrétienne n’a pas besoin de se retirer du monde pour exister. Elle demeure dans la société civile où elle pratique sa nouvelle religion7. Dans le christianisme naissant, tel qu’il est rapporté dans le canon du Nouveau Testament, les armes n’ont donc pas de rôle à jouer.
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LES CALIFES
Comme l’a montré la partie consacrée à Muhammad, la communauté musulmane – l’umma – forme une nouvelle entité, avec ses propres règles. Pour faire respecter celles-ci et assurer sa pérennité après la disparition de Muhammad, la présence d’un chef était nécessaire. Or, Muhammad est mort à La Mecque en 632, sans avoir désigné de successeur. Cette situation incertaine a généré des conflits qui ont conduit à la nomination de califes8. Les quatre premiers d’entre eux, qualifiés par la suite de « califes bien dirigés », ou rashîdûn, ont repris le rôle de chef de guerre de Muhammad. Les guerres d’apostasie9, les conquêtes territoriales10, ou même la guerre civile11 les ont confortés dans ce rôle, renfonçant ainsi l’aspect politique de l’islam.
Le recours à la violence inscrit dans le texte
Les versets coraniques suivants ont servi à établir les principes de la lutte pour l’expansion de l’islam :
Combattez pour la cause de Dieu ceux qui vous combattent, mais ne les attaquez pas injustement car Dieu n’aime pas les transgresseurs. / Tuez ceux qui vous combattent partout où vous les rencontrerez et chassez-les des lieux d’où ils vous auront chassés. La subversion est pire que la guerre. Ne les combattez pas cependant près de la Mosquée Sacrée, à moins qu’ils ne vous attaquent en ce lieu même. S’ils vous combattent, tuez-les : telle est la rétribution des incroyants. / S’ils cessent le combat, sachez alors que Dieu est Celui qui pardonne. Il est Miséricordieux. / Combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de subversion et que la religion de Dieu soit rétablie. S’ils arrêtent, alors cessez de les combattre. Les hostilités ne seront dirigées que contre les injustes. / Le mois sacré pour le mois sacré. Toute profanation de ce qui est sacré est soumise à la loi du talion. Engagez des hostilités contre ceux qui ont agi violemment contre vous ; quiconque engage des hostilités contre vous, agissez de même à son égard. Craignez Dieu et sachez qu’en vérité Dieu est avec ceux qui Le craignent. / Dépensez une partie de vos biens pour la cause de Dieu ; ne vous précipitez pas de votre plein gré dans la perdition ; faites de bonnes actions. En vérité, Dieu aime ceux qui font le bien12.
Le jihad comme doctrine et ligne de conduite
Cependant, la révélation coranique ne suffira pas à structurer l’institution du combat dans la voie d’Allah. Muhammad incarnant l’idéal à imiter, c’est à partir les récits de sa vie (la sîra), de ses expéditions militaires, (les maghâzî) et de sesactes et paroles (les hadîth), que sera conçu le jihad, « aussi bien en tant que doctrine que comme ligne de conduite13 ».
Dans le Sahîh Al-Bukhâri, un des six recueils de hadîth de référence, le chapitre sur le jihad est un des plus longs. Il traite, entre autres, de la place du jihad dans la hiérarchie des bonnes œuvres et des motivations du combattant. Et pour ceux qui ne peuvent se battre, il prévoit une participation financière au jihad. Il évoque aussi le jihad des femmes et du martyr, plaçant notamment le paradis « sous la lame des épées »13. Ce recueil nous apprend également que Muhammad a permis de jouer avec des lances dans une mosquée14. De ce fait, il ne sera pas tenu rigueur à un combattant blessé qui, pour abréger ses souffrances, plante son épée dans le sol, pointe en l’air, et se jette dessus15.
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La violence décrite
Quant au livre des expéditions militaires, il met l’accent sur les luttes, les batailles et leur résultat, c’est-à-dire sur le fait de vaincre et tuer, plus que sur les moyens utilisés pour y parvenir. On y trouve quelques descriptions de mises à mort comme la suivante : « Je l’attaquai avec la lance, lui crevai un œil et il mourut. Je mis mon pied sur son corps pour retirer (la lance), mais même ainsi je dus faire usage d’une grande force pour l’extirper car ses deux extrémités étaient tordues »16. C’est là le récit d’un homme qui a combattu un ennemi dont une armure protégeait tout le corps, à l’exception de ses yeux.
Les conquêtes arabes et la diffusion de l’islam
La guerre de conquête et de soumission constitue la stratégie mise en œuvre pour étendre la terre d’islam. Les peuples soumis s’engagent à payer un impôt et à obéir à la nouvelle autorité. Initialement, cela a représenté pour ces peuples un changement politique plus que spirituel. C’est la raison pour laquelle on qualifie souvent cette phase de conquêtes d’expansion arabe plutôt qu’islamique. Robert G. Hoyland17, affirme par ailleurs que les conquêtes arabes ont commencé bien avant celles des croyants musulmans. Selon Morabia, les « considérations religieuses […] serv[ent] de support au mouvement expansionniste, sans pour autant en constituer la motivation déterminante »18. En l’absence d’instructions précises, les conquêtes reprennent comme auparavant. Si le vocabulaire et les motivations autour de ces combats évoluent, il n’y a pas de rupture radicale en la matière entre la période précédant Muhammad, celle de sa gouvernance et celle de ses successeurs.
L’épée comme symbole et l’épée comme arme
Les comportements des successeurs de Jésus et de Muhammad, sont donc très différents. Alors que Jésus a parlé d’épée au sens métaphorique et en a fortement déconseillé l’usage pratique, Muhammad n’en a pas parlé, mais en a justifié l’usage. Ces attitudes opposées expliquent pourquoi le jihad (dans sa forme guerrière) a pu très tôt, et sans difficulté, inspirer l’action politico-militaire des musulmans.
Par contre, « la guerre sainte », son équivalent chrétien, a rencontré de nombreux obstacles […] et ne s’est développée que très tardivement, particulièrement aux Xe et XIe siècles […] Il en a résulté […] un processus d’élaboration doctrinale très différent dans les deux religions. En Islam, le concept de jihad se développe sans heurts ni complexe, marqué par une évolution minime et cohérente. Il n’en va pas de même au sein du christianisme. La notion de « guerre sainte » passe par une élaboration difficile et tortueuse. Des mutations brusques conduisent à une véritable révolution doctrinale, cahoteuse, émaillée d’incohérences et de contradictions19.
C’est de cette évolution au sein du christianisme, à ce stade encore très imprévisible, que traitera le prochain article.
Pour lire les trois articles de cette série, cliquez sur les liens actifs :
En religion, le recours à la force est-il légitime ?
Les disciples imitent-ils toujours leur maîtres ?
Comment est-on passé du pacifisme aux Croisades ?
Notes
- 1Actes 1.8
- 2Actes 1.8
- 3Evangile de Matthieu 28.19-20
- 4Lévitique 19.18
- 51 Corinthiens 3.7-8
- 6Hébreux 4.12
- 7cf. Epître à Diognète V ; éd. et trad. H.-I., Marrou, SC 33bis, 1965, p. 63, repris dans le cours d’Introduction à l’histoire du christianisme de Michel Grandjean, Unige, 2017-18: les chrétiens « se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle ».
- 8Le terme « calife » signifie littéralement « remplaçant, député, successeur ».
- 9Le califat d’Abu Bakr (632-634) est marqué par ces guerres d’apostasie, hurub al-ridda, dont le but est de maintenir les tribus avec lesquelles des accords ont été conclus du vivant de Muhammad sous l’autorité musulmane.
- 10Omar (634-644) initie les grandes conquêtes territoriales, qui seront poursuivies par Othman (644-656), ce dernier étant l’auteur de la première compilation du texte coranique.
- 11Celle-ci survient sous Ali (656-661), dont le califat est marqué par la première guerre civile qui provoquera la division de la umma en plusieurs groupes : chiites, sunnites et kharidjites.
- 12Sourate 2.190-195
- 13MUHAMMAD MUHSIN KHÂN, The Translation of the Meanings of Sahîh Al-Bukhâri Arabic-English. Vol. IV, Lahore, Kazi Publications, livre du jihad, chapitre 22, p. 55 (je traduis, comme pour toutes les citations tirées de Bukhâri) ; sauf précision, tous les hadîths que je cite sont tirés de cet ouvrage.
- 14Livre du jihad, chap. 79, hadîth 150, p. 98
- 15Livre du jihad, chap. 77, hadîth 147, p. 96
- 16MUHAMMAD MUHSIN KHÂN, Summarized Sahîh Al-Bukhâri, Arabic-English. Darussalam, Arabie Saoudite, 1996, book of maghâzi, hadîth 1606, p. 758
- 17ROBERT G. HOYLAND, In God’s Path, The Arab Conquests and the Creation of an Islamic Empire, Oxford, Oxford University Press, 2014. Cet historien s’est appliqué à combler les lacunes en matière d’histoire entre la fin de l’Antiquité tardive et le début de l’histoire musulmane.
- 18ALFRED MORABIA, Le Gihâd dans l’Islam médiéval : Le « combat sacré » des origines au XIIe siècle. Paris, Albin Michel, 1993, p. 119
- 19Flori, p. 73