Comment l’Eglise est-elle passée du pacifisme aux Croisades ? Dans ce dernier article, Karen Bernoulli répond à cette question en décrivant les principales étapes de cette dérive.
Jusqu’ici, on a pu observer que, vis-à-vis de la violence, les jeunes communautés chrétienne et musulmane se sont comportées comme leur fondateur. Comment donc expliquer qu’au XIe siècle une expédition armée se soit mise en route pour Jérusalem afin de reprendre le tombeau du Christ aux musulmans ? C’est qu’entre le 1er et le Xe siècle, une évolution progressive de la pensée théologique a abouti à l’éclosion du concept de « guerre sainte ».
LES ETAPES DE L’EVOLUTION
Réunion du trône impérial et de l’autel
Les premiers faits marquants de cette évolution sont la conversion de Constantin au christianisme en 312 et la réunification de l’Empire romain, en 313. Sa conversion va « modifier radicalement la problématique relative à la guerre, en inaugurant l’ère de l’empire chrétien, infléchissant la doctrine de l’Église vers une première acceptation de certaines guerres »1, notamment la guerre défensive.
Par ailleurs, Constantin que la majorité des chrétiens accueille comme un homme providentiel – il a mis fin aux persécutions contre eux – intervient dans les querelles intérieures de l’Église. C’est ainsi que « [p]olitique et religion, jusqu’alors séparées parce que s’exerçant dans des sphères distinctes, interfèrent désormais, au moins dans la personne de l’empereur et des gouvernants chrétiens »2.
Désormais réunis, le trône impérial et l’autel définissent l’orthodoxie religieuse. Cette association de pouvoirs, que les empereurs après Constantin reprendront, ouvre la porte à des « dérives doctrinales et morales suscitées par la raison d’État, l’intérêt ou l’ambition »3.
Le christianisme devient religion obligatoire de l’Empire
Successeur indirect de Constantin, Théodose rend le christianisme obligatoire et une majorité de chrétiens constituent les troupes romaines. Il est permis de supposer que leur adhésion au christianisme n’est plus aussi sincère qu’aux temps où se déclarer chrétien exposait à la persécution. Et la diminution de la ferveur des croyants conduira au développement du cléricalisme et du monachisme. Ainsi, on distinguera bientôt entre simples laïcs et clergé et moines, ces derniers servant Dieu par profession. Dès lors, seul le clergé n’est pas autorisé à verser le sang. Il doit « garder les mains pures pour s’acquitter des tâches sacramentelles »4. Par contre, les laïcs, dont le péché souille la vie, ont recours à la confession et aux pénitences pour être purifiés.
Saint Augustin introduit le concept de « guerre sainte »
Au début du Ve siècle, les Barbares et les peuples germaniques exercent des pressions de plus en plus fortes contre l’Empire. Pour répondre à ce danger, saint-Augustin invoque le concept de « guerre sainte » présent dans l’Ancien Testament. Il affirme que la religion chrétienne « n’est pas hostile à l’État et n’interdit pas toutes les guerres […]. [Il] pose ainsi les fondements d’une éthique chrétienne nouvelle, dont la définition canonique, « la guerre juste », ne sera formulée que beaucoup plus tard »5. En effet, la guerre reste liée au mal, parce qu’elle provoque la mort d’hommes. Mais le pape ne possède pas encore une autorité suffisante pour sacraliser la guerre. L’évolution de la doctrine est cependant en cours.
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L’influence des peuples germaniques
Par la suite, ces mêmes Barbares introduiront dans l’Empire chrétien une forme de glorification du guerrier et de ses vertus. Craignant une expansion de l’arianisme, que ces Barbares pratiquent, le clergé soutient contre eux Clovis, roi des Francs. Après des affrontements qui dureront de 481 à 511, il sort victorieux d’une campagne militaire que la propagande catholique a présentée comme une guerre de religion. On regarde dès lors Clovis comme un roi élu de Dieu, ce qui renforce les liens entre politique et religion.
Les peuples germaniques exercent également une influence directe sur l’Église. Elle accueille en effet certaines formes de leur spiritualité, qu’elle tente de christianiser. Par exemple, elle adopte le serment sur l’épée, qu’elle adapte « sous la forme d’un serment sur la croix figurée par la poignée de l’épée. [Désormais], on jure indifféremment sur l’Évangile ou sur les armes consacrées »6. Les Barbares introduisent ainsi de nouvelles valeurs et concepts, aussi bien dans la population laïque que dans l’Église.
Les conquêtes musulmanes en Espagne
La conquête musulmane constituera une nouvelle étape dans l’élaboration du concept chrétien de « guerre sainte ». Après s’être emparées de la presque totalité de la péninsule ibérique, les troupes musulmanes franchissent les Pyrénées et assiègent Toulouse où elles sont défaites en 721. À Rome, le pape s’en réjouit. Onze ans plus tard, en 732, près de Poitiers, la victoire de Charles Martel sur les musulmans aura un retentissement bien supérieur à sa portée militaire réelle. Cette bataille deviendra le symbole de la résistance chrétienne face aux envahisseurs musulmans, ce qui lui conférera une valeur morale positive.
La papauté se pose en puissance temporelle
Lorsque le pape Étienne II, dès 754, invoque ce qui est maintenant connu comme la « fausse donation de Constantin »7, il cherche à persuader le roi franc du bien-fondé de ses revendications territoriales. La papauté se pose ainsi, pour la première fois, en puissance temporelle.
Pépin le Bref, fils de Charles Martel, à qui la papauté a conféré une onction rappelant la sacralité de la royauté dans l’Ancien Testament, accepte d’aller se battre en Italie pour défendre les intérêts de l’Église. Victorieux, il remettra au pape le territoire qui deviendra par la suite l’État pontifical.
Devenue puissance temporelle, la papauté acquiert une nouvelle dimension politique. Comme elle s’est alliée à la royauté, la lutte pour la préservation de ses biens fonciers vient ajouter un nouveau facteur au processus déjà bien engagé de sacralisation de la guerre.
La reconquête catholique de l’Espagne
Au XIe siècle, l’affaiblissement de l’Espagne musulmane et sa division en petits royaumes, ou taifas, ouvre la voie à la reconquête catholique. Soucieux d’élargir leur sphère d’influence, les papes incitent ces royaumes à adopter la liturgie romaine. Cela confère à la reconquista des airs de « guerre sainte ». C’est cette même conception de la guerre que le pape Urbain II invoque pour la première fois en 1095. Lorsqu’il lance son appel à la Croisade, il a pour objectif d’affranchir les communautés chrétiennes d’Orient du pouvoir musulman et de libérer le tombeau du Christ à Jérusalem. Il voulait ainsi permettre aux chrétiens d’Occident d’effectuer le pèlerinage en terre sainte. La spiritualité de l’époque y accordait en effet une grande importance.
Le lancement des premières croisades
En 1074 déjà, Grégoire VII s’était déclaré prêt à mener lui-même une armée jusqu’au tombeau du Christ. Il considérait comme légitime d’assumer le double rôle de guide spirituel et de chef militaire, du « jamais vu » dans l’histoire de la chrétienté. Son appel n’ayant pas soulevé suffisamment d’enthousiasme pour se concrétiser, Urbain II reprend son projet en mettant l’accent sur sa destination, le tombeau du Christ, premier des lieux saints du christianisme. Le peuple voit dans cette expédition militaire un pèlerinage armé. Le pape promet en effet à ceux qui y prendront part la rémission de leurs péchés et des récompenses spirituelles au ciel.
L’entreprise prend donc très clairement le caractère d’une guerre de reconquête sacralisée, une « guerre sainte », sorte de jihad chrétien. Elle a pour but de replacer les fidèles sous la loi du Christ, et le premier de leurs lieux saints sous contrôle chrétien8.
L’appel d’Urbain II rencontre un succès considérable et la première expédition des « croisés »9 se met en marche en 1096.
Voir aussi les deux documents suivants: le premier présente le point de vue de deux historiens occidentaux sur la Croisade, le second expose le point de vue arabe.
Les croisades: vérités et légendes
Croisades: quand l’histoire déforme la réalité et nourrit la haine
Le christianisme officiel trahit l’esprit de l’Evangile
Les événements qui ont jalonné le premier millénaire de l’ère chrétienne en Occident situent l’origine du phénomène des croisades dans les liens étroits que religion et politique ont tissés au cours des dix siècles écoulés. Alors que Jésus avait refusé d’être le « Messie-roi ou chef de guerre envoyé par Dieu »10 qu’attendaient les Israélites, « le christianisme officiel (a) trahi(t) l’Évangile en devenant pouvoir »11. C’est cet amalgame du religieux et du politique qui a finalement donné naissance au concept de « guerre sainte ».
Conclusion
Les fondateurs du christianisme et de l’islam ont tous deux commencé par une prédication pacifique. Mais leurs mouvements respectifs ont ensuite embrassé la violence lorsque s’est produite « [l]’alliance (voire la fusion) du religieux et du politique, qui est, dans toutes les sociétés, l’une des conditions nécessaires à l’apparition et au développement de la notion de guerre sainte »12.
Du côté de l’islam, ce lien s’est très vite développé, sous l’impulsion même de son fondateur.
Du côté chrétien, c’est très progressivement que l’épée, ce symbole du caractère pénétrant de la Parole de Dieu ou de la persécution contre les disciples de Jésus est devenu celui du combat armé au service d’un « pouvoir politique chrétien ».
Contrairement au jihad, qui peut se réclamer de Muhammad, les croisades ne peuvent se réclamer de Jésus. C’est sans doute ce qui a réduit le phénomène à un épisode de l’histoire du christianisme, avec un début et une fin relativement précise.
À moins que, comme d’aucuns l’affirment, l’influence culturelle démesurée qu’exerce l’Occident sur l’Orient depuis le XIXe siècle, ne constitue une nouvelle forme de croisade. Mais comme l’époque et les circonstances de cette influence sont aujourd’hui très différentes de celles qui prévalaient au XIe siècle, il serait opportun de poursuivre le sujet, en identifiant par exemple les parts respectives du religieux, du politique et de l’économique dans ce phénomène.
Pour lire les trois articles de cette série, cliquez sur les liens actifs :
En religion, le recours à la force est-il légitime ?
Les disciples imitent-ils toujours leur maîtres ?
Comment est-on passé du pacifisme aux Croisades ?
Notes
- 1Flori, p. 32
- 2Ibid., p. 34
- 3Ibid., p. 34
- 4Ibid., p. 41
- 5Ibid., p. 44
- 6Ibid., p. 55
- 7voir Flori, p. 62
- 8Ibid., p. 230
- 9Les « croisés » doivent leur nom aux croix cousues sur leurs vêtements, symbole de la cause pour laquelle ils s’engagent et de la protection qu’ils en attendent.
- 10Ibid., p. 19
- 11JEAN DELUMEAU, Le christianisme va-t-il mourir ? (1977) ; repris dans Guetter l’aurore, Paris, Hachette, 2004 et dans le cours d’Introduction à l’histoire du christianisme de Michel Grandjean, Unige, 2017-18. Bien que la déclaration de Jean Delumeau ne concerne pas la même période historique, je ne pense pas trahir sa pensée en l’appliquant aux événements du premier millénaire.
- 12Ibid., p. 52