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En religion, le recours à la force est-il légitime ?

Le cours à la force est-il légitime en religion ? Dans ce premier article de trois, Karen Bernoulli examine comment Jésus et Muhammad ont chacun répondu à cette question.

Ces dernières années, les nombreux attentats perpétrés par des groupes extrémistes musulmans ont mis le jihad à l’avant de la scène mondiale. La comparaison entre la violence perpétrée par le christianisme lors des croisades et celle déployée par l’islam dans le jihad est fréquente. Cela m’apparaît comme une tentative de minimiser l’importance de la violence du jihad, en en faisant une étape qu’auraient à franchir toutes les religions avant d’atteindre leur maturité.

Cette comparaison sert également parfois de justification à la violence de l’Orient envers l’Occident, plaçant le premier en victime d’une agression millénaire contre laquelle il ne ferait que se défendre. Jusqu’à récemment, le phénomène des croisades ne constituait pour moi qu’un épisode sombre et violent du christianisme moyenâgeux, depuis longtemps relégué aux oubliettes.

Désireuse de vérifier le bien-fondé de la comparaison entre jihad et croisades, j’ai donc choisi d’en faire le sujet de ce travail. L’épée, remplacée parfois par la lance, sert de fil rouge dans les citations que j’ai choisies. De par sa préséance chronologique, j’ai placé, pour chaque étape, le christianisme avant l’islam.

LES FONDATEURS

Jésus

Bien que fondé sur la révélation antérieure de la Bible hébraïque qui acceptait l’idée de violence sacrée et de guerre sainte lorsqu’elle était tenue pour directement inspirée ou commandée par Dieu […], le message de Jésus était radicalement pacifique​1​.

En effet, il n’est l’auteur d’aucune violence. Ses attitudes les plus agressives ont consisté à qualifier certains de « race de vipères »​2​, à chasser les marchands du temple et renverser leurs tables​3​.

Jésus utilise le mot « épée » comme symbole de la persécution

Certaines paroles de Jésus, sorties de leur contexte, peuvent cependant laisser penser qu’il n’exclut pas le combat, comme par exemple :

« Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée »​4​.

Jésus prononce ces paroles lors d’un discours d’envoi des disciples où il les avertit des persécutions à venir. L’épée en question est une métaphore de la division qui surviendra entre les personnes qui se déclareront publiquement pour ou contre Jésus. Lorsqu’ils seront ainsi persécutés, les disciples devront-ils faire usage de violence ?

Jésus prescrit à ses disciples d’éviter les affrontements violents

Alors qu’il les envoie « comme des brebis au milieu des loups »​5​, Jésus leur ordonne de parler, puis de s’en aller lorsque leurs interlocuteurs se montreront par trop hostiles. A la fin de son discours, il les appelle à le suivre en prenant leur croix​6​.

Or, lors de son arrestation, au moment où, face à la « foule nombreuse armée d’épées et de bâtons »​7​, un de ses compagnons dégaine son épée et emporte l’oreille d’un serviteur, Jésus le somme de ranger son épée. Elle représente d’ailleurs une piètre défense puisqu’il lui suffirait, s’il souhaitait échapper à son arrestation, d’ « invoquer [son] Père, qui [lui] donnerait à l’instant plus de douze légions d’anges »​8​.

Après avoir ainsi disqualifié l’usage de l’épée, Jésus maintient son attitude pacifique jusqu’au bout en ne répliquant pas lorsque le pouvoir romain le fait fouetter et le condamne à la croix. Le verset dans lequel il affirme être venu apporter l’épée n’est donc pas un appel à la lutte armée, mais une métaphore avertissant ses disciples de l’hostilité qu’ils rencontreront.

Jésus porte un message spirituel, indépendant de tout pouvoir politique

On peut encore argumenter que Jésus n’a pas interdit aux soldats de métier de pratiquer leur profession. Il les incite néanmoins à se comporter de manière équitable envers la population civile, en ne tirant pas profit de leur position de force, et en se contentant de leur solde​9​.

Les éléments développés ci-dessus montrent que Jésus ne cautionne en aucune façon la propagation ou la défense de son message par la violence ou les armes. Les moyens qu’il déploie et prescrit pour faire des disciples sont la parole et l’exemple.

Je rejoins donc Jean Flori dans son affirmation de la radicalité du message pacifique de Jésus. Cette attitude est d’autant plus notoire que le peuple juif subissait la domination romaine et attendait l’apparition d’un messie qui, pensaient-ils, les libérerait militairement. Jésus n’a donc pas répondu à leurs attentes. Il a investi la sphère spirituelle sans se mêler de politique.​10​

Lire aussi : Violence et religions, Anatomie d’un lien maudit

Muhammad

Muhammad recommande à ses disciples d’éviter l’affrontement avec leurs adversaires

A l’époque mekkoise, Allâh demande à son Apôtre d’être uniquement l’Annonciateur et l’Avertisseur de la Parole divine. […] [Aux] détracteurs, il faut pardonner leur incroyance et ne pas user de contrainte pour les amener sur le Droit Chemin, ni même nourrir l’ambition d’y parvenir​11​.

Au début, l’islam se présente comme l’expression arabe de la religion éternelle, celle-là même que la Torah exprime pour le peuple de Moïse ou l’Evangile pour celui de Jésus. Face à l’animosité que suscite son appel au monothéisme, dans un environnement polythéiste qui tire de gros profits des pèlerinages à La Mecque, Muhammad recommande d’éviter l’affrontement. Lorsque le Prophète évoque le combat à cette époque de l’apostolat, il est plutôt question de lutte intérieure et de la prédication​12​.

Muhammad instaure le recours à la force

Mais Muhammad change d’attitude lorsque, en 622, privé de ses appuis à La Mecque, il doit émigrer à Médine. Son message évolue et se durcit. Non seulement il ne rejette plus l’usage de la violence armée, mais il la prêche et la pratique lui-même. « Comme chef de troupes, (il) n‘hésit[e] pas même à faire assassiner quelques-uns de ses adversaires, en particulier des poètes arabes qui l’avaient ridiculisé dans leurs chansons »​13​.

Conformément aux coutumes en vigueur, il lance également des razzias contre les caravanes marchandes des qurayshites​14​ pour pourvoir aux besoins de la jeune communauté qui n’a pas de moyen de subsistance à Médine. Parallèlement, il expulse ou tue certaines tribus juives de Médine parce qu’elles ne peuvent pas « (l’) accepter comme un authentique messager de Dieu au sein de leur propre tradition »​15​.

Muhammad reçoit des révélations justifiant le recours à la force

Les versets les plus éloquents relatifs au combat se trouvent dans la neuvième sourate. Considérée comme la dernière sourate révélée, elle prévaut sur les anciennes, selon le principe de l’abrogation​16​. Trois versets en particulier promeuvent le combat :

[…]  tuez les polythéistes partout où vous les trouverez […] Mais s’ils se repentent, s’ils font la prière, s’ils s’acquittent de l’aumône légale, alors laissez-les en paix. Combattez ceux qui ne croient ni en Dieu, ni au jour dernier, qui n’interdisent pas ce que Dieu et son messager ont interdit, ainsi que ceux qui ne professent pas la religion de la Vérité parmi les gens du Livre, jusqu’à ce qu’ils paient la capitation de leurs propres mains et en toute humilité. [Les croyants] combattront pour la cause de Dieu, ils tueront et ils seront tués. C’est une promesse qu’il a faite en toute vérité dans la Torah, l’Evangile et le Coran​17​.

Selon ces versets, le choix est laissé aux adversaires de devenir musulmans, ou encore de se soumettre à une taxe, pour ne pas être éliminés. Les vertus guerrières telles que le courage ou la force sont peu prisées dans le Coran. Seules « la soumission à la volonté divine et la confiance en Dieu, dans l’attaque comme dans la défense […] fondent le mérite militaire »​18​. Le Coran ne contient pas de description des combats et ne comporte qu’un lexique militaire restreint. Le mot « épée », sayf​19​, n’y figure pas et le mot « lance », rimâh, n’est utilisé que dans un contexte de chasse.

Muhammad introduit le devoir sacré de la guerre

Pour vaincre certaines réticences et enflammer l’enthousiasme de ses hommes, Muhammad [a] l’intelligence d’attribuer un caractère sacré aux initiatives guerrières de la jeune communauté ; faisant de chacune de ces expéditions un devoir religieux, une « guerre de Dieu ». Il dégag[e] ainsi le gihâd de la vendetta arabe, lui ôtant tout caractère familial, et en faisant un attribut de l’Etat […] Ainsi, par une subtile évolution, la razzia, [prend] progressivement figure de combat dans la voie d’Allâh, de         gihâd ; et celui-ci, de moyen, ne tard[e] pas à se transformer en fin​20​.

C’est donc sur des modèles antéislamiques tels que la razzia que Muhammad, en « brillant diplomate, faisant alterner promesses et menaces », devient « le fondateur de l’idéologie conquérante, qui [va] devenir, infléchie par le cours des événements du premier siècle musulman, le combat expansionniste pour « la conquête des pays »​21​ ».

Lire aussi : Coupeurs de têtes, coupeurs de langues

Jésus, Muhammad, deux chemins distincts

Il ressort de ce qui précède qu’après une période de pacifisme et de valorisation de la transmission d’un message oral, le fondateur de l’islam a infléchi son message et son comportement, en y incluant le combat armé. Son domaine d’action, en tant que responsable d’une communauté indépendante exilée, s’est étendu du spirituel au politique. Il en résulte que les « fondements [du jihad] sont clairement posés par la révélation coranique et par le comportement de Mahomet, (comportement) radicalement différent de celui de Jésus »​22​.

Pour lire les trois articles de cette série, cliquez sur les liens actifs :

En religion, le recours à la force est-il légitime ?

Les disciples imitent-ils toujours leur maîtres ?

Comment est-on passé du pacifisme aux Croisades ?

Notes


  1. ​1​
    JEAN FLORI, Guerre sainte, jihad, croisade. Violence et religion dans le christianisme et l’islam, Paris, Seuil, 2002, p. 15
  2. ​2​
    La Sainte Bible, traduction Louis Segond révisée, Genève, Société Biblique de Genève, 1986, Evangile de Matthieu 23.33 (aussi Luc 3.7, Matt 12.34) Toutes les citations bibliques sont tirées de cette version.
  3. ​3​
    Matt 21.12 (aussi Marc 11.15, Luc 19.45, Jean 2.15)
  4. ​4​
    Matthieu 10.34 ; ce verset a été cité dans un exposé sur le jihad pour illustrer le fait que toute religion prêche une certaine violence.
  5. ​5​
    Matthieu 10.16
  6. ​6​
    « en prenant leur croix », c-à-dire en acceptant d’être maltraités à cause de l’Evangile qu’ils proclament.
  7. ​7​
    Matthieu 26.47
  8. ​8​
    Matthieu 26.53
  9. ​9​
    Luc 3.14
  10. ​10​
    Face à Pilate, qui ne comprend pas que Jésus ne cherche pas à se défendre des Juifs qui réclament sa crucifixion, Jésus répond: «Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi afin que je ne sois pas livré aux Juifs; mais en réalité, mon royaume n’est pas d’ici-bas.» (Evangile de Jean 18.36)
  11. ​11​
    ALFRED MORABIA, Le Gihâd dans l’Islam médiéval : Le « combat sacré » des origines au XIIe siècle. Paris, Albin Michel, 1993, p. 123
  12. ​12​
    Le mot « jihad » est construit sur la racine j-h-d, qui signifie littéralement « faire un effort ». Certains insistent de nos jours sur la distinction entre le petit jihad, le combat contre les mécréants, et le grand jihad, l’effort intérieur du musulman pour lutter contre ses mauvais penchants.
  13. ​13​
    Flori, p. 73
  14. ​14​
    Son ancien clan qui l’a chassé de La Mecque.
  15. ​15​
    ALBERT HOURANI, Histoire des peuples arabes. Paris, Seuil, 1993, p. 39
  16. ​16​
    Abrogation ou naskh, principe adopté par la majorité et qui veut que lorsque deux versets se contredisent, le plus récent annule le plus ancien.
  17. ​17​
    Le Saint Coran, Traduction Hachemi Hafiane, Paris, Presses du Châtelet, 2010, sourate 9, versets 5, 29 et 111. Toutes les citations coraniques sont tirées de cette version.
  18. ​18​
    Morabia, p. 143
  19. ​19​
    Pour la transcription des mots en arabe, j’utilise la translittération simplifiée. Les mots dans les citations sont tels que les auteurs les ont translittérés.
  20. ​20​
    Ibid., pp. 72-73
  21. ​21​
    Ibid., p. 73
  22. ​22​
    Flori, p. 68

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