Vivre la paix dans une société plurielle est l’objectif de Boureima Diallo. Né dans une famille musulmane, il est aujourd’hui pasteur de l’Eglise Jam Tan (Paix) au Burkina Faso. Il œuvre au rapprochement et à la collaboration de toutes les communautés religieuses pour le développement harmonieux du pays. Lors de son récent passage à Genève, il a accepté de nous parler de son travail.
Boureima Diallo
Vous avez écrit un article intitulé From Religious Freedom to religious Responsibility: Peace Making in a Destabilized World. Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à la question de la liberté religieuse?
Dans le monde actuel, la religion est souvent comprise comme source de conflits. C’est un aspect que j’ai exploré dans cet article. Mais, fondamentalement, c’est le thème de la religion comme force de paix qui m’a intéressé. Cet article répond à une invitation du Doha International Center for Interfaith Dialogue. Lors de sa conférence annuelle, des représentants du christianisme, de l’islam et du judaïsme se rencontrent pour discuter de questions telles que la cohésion sociale et la préservation de la paix. Pour le dire dans notre français burkinabé, nous vivons dans un monde « tourbillonné ». Certains acteurs de religions provoquent en effet beaucoup de turbulences.
Cet article fait donc appel au sens des responsabilités des leaders religieux et rappelle un principe simple : la liberté de religion ne va pas sans responsabilité. Et cette responsabilité consiste à assumer le fait que nous sommes intendant du milieu dans lequel nous exerçons notre liberté religieuse. Cela implique que nous rendions compte de nos actes aux gens qui vivent dans nos circonscriptions et, ultimement, à Dieu. En résumé, cet article invite à une bonne intendance de la pratique de nos religions respectives, afin que nous contribuions tous à la paix.
Vous semblez assumer que la pratique d’une religion est un droit fondamental. Qu’est-ce qui vous permet de dire que c’est le cas?
La liberté religieuse est bien un droit fondamental. Mais l’exercice de ce droit demande une éducation. Car, comment exerçons-nous ce droit ? Pour moi qui suis chrétien, la reconnaissance de ce droit me renvoie au livre de la Genèse. Si les hommes sont « imago Dei », créés à l’image de Dieu, nous devons refléter Dieu dans notre manière de traiter autrui. Avant même que les « Droits humains » défendent cette liberté, la Bible en avait posé le principe. Dieu appelle en effet les hommes à s’approcher librement de lui. C’est là le fondement de notre liberté religieuse. Elle est invitation du Dieu Créateur à venir à Lui.
Si telle est votre perspective, comment travaillez-vous avec les groupes qui ont une vision hégémonique de leur religion et recourent à la violence et au terrorisme pour établir leur domination sur certaines populations?
Cette question mérite une thèse (sourire). Notre monde est tel que les défis s’y multiplient. Mais pour les affronter, nous avons l’amour, l’amour de Dieu tel que notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ l’a exprimé. Aimer, par exemple, c’est prier pour les représentants de ces groupes. C’est aussi établir avec eux des ponts de communication parce qu’ils sont, eux aussi, créés à l’image de Dieu. Les aimer, c’est ne pas leur rendre le mal pour le mal et chercher la paix avec eux. L’amour, c’est le fondement. Quand on agit avec un amour sincère, Dieu ouvre les portes pour communiquer. Par exemple, je consacre beaucoup de temps à manger avec les représentants de différentes religions, qu’ils soient catholiques, musulmans ou de religions traditionnelles africaines. Mon objectif est toujours d’agir avec amour et respect pour eux.
Pratiquement, que recherchez-vous en établissant ces « ponts de communication » avec les représentants de ces diverses religions?
En développant ces ponts, mon but est d’agir en bon intendant de notre société. Je ne cherche pas l’intérêt des chrétiens seulement, mais l’intérêt de tous, croyants ou opposants farouches à notre foi. Pour moi, agir en bon intendant de la société, c’est être comme Christ pour ses membres. Jésus a dû affronter toutes sortes d’adversaires, jusqu’à l’opposition ultime : la crucifixion. Cela nous rappelle qu’en agissant comme Christ, nous pouvons nous aussi être « crucifiés ». Dans le Sahel, des terroristes ont détruit des mosquées et des églises. Ils ont profané des cimetières et en particulier des lieux de culte de la religion traditionnelle africaine. En tant que serviteur de Dieu, mon rôle ne se limite pas à mon Église. Je suis aussi responsable de ce qui advient aux autres membres de notre société.
Quelles formes prend votre solidarité à leur égard?
Les gens ont beaucoup de besoins physiques. Mais chez nous, la plupart des médecins exercent en ville alors que la majorité de la population vit en zones rurales. Malgré les efforts du gouvernement à promouvoir les soins de santé à l’ensemble de la population, certains ne peuvent pas en profiter. C’est à ce niveau que l’Église peut intervenir. Tous les trois mois, nous invitons une cinquantaine de médecins spécialistes à donner une journée de travail dans un village pour assurer des soins de santé communautaires, Des milliers de personnes viennent se faire soigner. Parmi elles, il y a des musulmans, des animistes et des chrétiens. Signe très positif, des fonctionnaires et des chefs religieux viennent sur place et approuvent ce travail. La plateforme que nous avons créée permet ainsi d’assurer une certaine cohésion sociale.
La jeunesse est un second domaine où nous intervenons. On dit de l’Afrique qu’elle est un continent de jeunes. Ils sont en effet nombreux et font face à plusieurs défis dont le chômage. Afin de contribuer à l’auto-emploi des jeunes, nous offrons des formations pratiques pour divers métiers.
Beaucoup d’entre eux aiment aussi le sport. Nous utilisons donc la « plateforme sport » pour organiser des compétitions. Tous les trois mois, nous proposons des courses cyclistes, des tournois de foot ou des marathons. Nous offrons aussi des tournois de jeux de société. Tout le monde peut y participer, quelles que soient ses convictions religieuses. Lors de ces compétitions, les jeunes de diverses origines se « frottent » les uns aux autres et la cohésion sociale y gagne beaucoup. Tout cela nous rappelle que nous sommes humains, créés à l’image de Dieu.
A voir: un film sur le travail de réconciliation entre communautés musulmanes et chrétiennes au Nigéria. Cliquer ici: L’Imam et le Pasteur
A Bagdad, Andrew White, un vicaire anglican, oeuvre à la réconciliation entre musulmans et chrétiens. Selon lui, « l’ennemi, c’est celui dont on ne connaît pas l’histoire ». Au Burkina, votre travail consiste à rapprocher les membres de diverses communautés pour qu’ils découvrent leurs histoires respectives et puissent vivre ensemble. Est-ce que votre action a pour effet d’affaiblir l’emprise des groupes extrémistes sur la communauté musulmane ?
Je vous répondrai au moyen d’une illustration. Lorsque le pêcheur traditionnel jette son filet, il le fait avec l’espoir de ramener du poisson. Il le jette largement. Puis il commence à le tirer, et c’est seulement lorsqu’il a fini de le ramener qu’il voit ce qu’il a pris. Il a lancé son filet en ayant un certain poisson en tête. Mais, souvent, il trouve dans son filet des crapauds, des crabes ou des tortues, parfois même, des morceaux de bois.
Il en va de même pour nous. Nous cherchons à servir notre peuple avec excellence, en n’excluant personne, parce que ceux qui le composent sont l’image de Dieu. Tous les services que nous proposons dans les domaines de la santé, de l’éducation ou de la formations professionnelles, le sont avec de bonnes intentions, en comptant sur la grâce de Dieu. Nous ne pouvons pas prédire qui en bénéficiera. Nous ne ciblons pas de groupes religieux particuliers. C’est la société que nous cherchons à servir. C’est pourquoi nous voyons arriver des gens de différentes religions et de différents statuts sociaux. On ne peut pas dire s’il y a des terroristes parmi eux parce que ce n’est pas écrit sur leur front.
La création de ces « plateformes » nous demande de gros efforts de communication. Nous devons rencontrer les chefs religieux et chefs traditionnels afin d’impliquer tout le monde pour que chacun se sente responsable de l’activité. Quand vous travaillez de cette manière, vous ne servez pas le plat tout cuit aux gens. Vous les invitez à participer au travail de la cuisine. Et c’est très beau de voir comment certaines proposent des idées pour améliorer le projet. En tout cela, les gens voient notre cœur d’amour et notre intention.
Quel regard les autorités portent-elles sur votre travail ?
Les autorités ont vu ce que nous faisions en termes d’actions fédératrices dans la société et comment cela contribuait à la paix. En 2023, à notre grande surprise, elles nous ont décerné la distinction de « bâtisseurs de la nation ». Vous voyez, quand les gens se « frottent », rêvent et bâtissent ensemble, il se passe des choses inouïes.
Comme je l’ai déjà dit, j’ai beaucoup d’amis musulmans, imams et cheikhs et je les aime. Je compte aussi parmi mes amis des pasteurs et des prêtres, des gens de la religion traditionnelle et des chefs traditionnels. Pendant mon séjour à Genève, j’ai écrit à l’un d’eux : « Je suis à Genève pour visiter des amis à une conférence. Merci pour vos bénédictions ». C’est comme ça que nous nous soutenons mutuellement.
Dans ce que nous faisons, nous désirons que toute la société travaille en bonne harmonie. Il est vrai que, souvent, des éléments un peu extrêmes se manifestent. Mais si les politiciens, les religieux et les acteurs économiques montrent qu’ils travaillent ensemble, cela a un effet dissuasif sur eux. Voilà quinze ans que nous œuvrons ainsi et nous sommes encouragés. Tout cela, pour moi, c’est l’Évangile pratique.
Les autorités savent que vous êtes une organisation religieuse. Elles reconnaissent la valeur de votre travail et l’apprécient. Mais quels rapports l’Etat entretient-il avec les religions ?
Le Burkina Faso est un pays laïc.
C’est un héritage de la colonisation… ?
Il est possible que ce soit un héritage de la colonisation. Mais les gouvernements successifs ont choisi d’avoir un gouvernement laïc. La constitution est respectueuse des religions et de la liberté religieuse. Donc l’État ne promeut pas une religion aux détriments des autres. Cela n’empêche pas nos dirigeants, après leurs discours, de demander que « Dieu bénisse le Burkina ». Ils reconnaissent qu’au-dessus de leur position de responsables de la nation, ils ont Dieu comme chef suprême. Je les admire beaucoup parce qu’ils ont la crainte de Dieu et nous invitent à prier pour la nation. En certaines occasions, le gouvernement a demandé à toutes les religions, sans aucune distinction, de prier pour la paix et la stabilité du pays, et plus particulièrement pour la reconquête nationale du territoire.
J’admire aussi ceux qui nous gouvernent pour leur humilité. Ils respectent les autorités religieuses parce qu’ils comprennent que la résolution de bien des problèmes et les progrès du pays ne sont pas qu’une affaire politique mais qu’elles ont un caractère multidimensionnel.
Depuis quelques années, le terrorisme islamique frappe assez sévèrement le Burkina. Où prend-il sa source et pourquoi vise-t-il votre pays ?
C’est une question à laquelle il m’est difficile de répondre. Je peux cependant dire que les manifestations de ce terrorisme évoluent constamment et qu’il touche tous les groupes ethniques du pays. Je salue nos forces de défense et de sécurité pour l’effort qu’elles font. L’identité des terroristes qu’elles ont arrêtés montrent que toutes les ethnies sont touchées par la tentation terroriste. Le bilan du terrorisme est lourd. Africa Services au Burkina donne les chiffres suivants: 1500 Eglises ont été fermées, 90 bâtiments d’Eglises détruits, 1200 pasteurs déplacés, 10 pasteurs et 5 prêtres tués, et 800 000 chrétiens déplacés à l’intérieur du pays.
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Est-ce que ces terroristes sont instrumentalisés par des pays proches ou lointains?
Parfois, je me dis que ça pourrait être le cas parce que je ne connais pas leurs sources de financements ni l’identité de leurs soutiens. Ce qui m’étonne c’est leur capacité à acquérir des armements et du matériel de communication sophistiqués. Certains n’ont pas été à l’école mais ils ont appris à manier certaines armes et à fabriquer des explosifs. Quelles sont leurs sources de financements ? Et qui les forme ? De toute évidence, des choses se passent derrière la scène mais, à notre niveau, on ne sait rien de certain. Par contre, ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas une seule famille, pour autant que je sache, qui ne soit pas affectée par le terrorisme. Tout le monde pleure un mort ou la disparition d’un proche.
Le terrorisme « nous fait mal » aussi parce qu’il détourne le pays de ses objectifs. Au lieu de se consacrer à leur réalisation, nos autorités doivent se focaliser sur la résolution de ce problème. Je vous assure que si le terrorisme ne malmenait pas notre pays, avec le Président que nous avons, le Burkina aurait pris son envol. Or, comme on le dit chez nous, cette situation maintient le pays « accroupis ».
Voilà pourquoi nos ministres encouragent tellement les communautés religieuses à travailler ensemble. Et ils ne se contentent pas de s’exprimer depuis leur bureau. Ils vont sur le terrain et visitent les différentes faîtières religieuses. Ils rappellent l’importance d’une bonne cohésion sociale. Leur message est toujours le même : « Vivons en paix les uns avec les autres, prions pour la paix au Burkina et travaillons ensemble dans ce but ! ».
Dans un tel contexte, la paix n’est-elle pas une réalité fragile ? Comment la maintenir une fois conclue ?
Je ne suis pas expert de la question, mais je dirai que quand on entame des discussions pour la paix, il faut déjà anticiper la question de savoir comment on va la maintenir. Et pour cela, il faut « impliquer large » parce que ce n’est pas acquis d’avance. Souvent, des rebondissements imprévus suivent les accords de paix. Certains veulent se retirer. Quand je parle d’anticiper, je veux dire qu’il faut éviter qu’un groupe se présente comme l’auteur de l’accord de paix. Non, il y a paix parce que nous avons tous travaillé ensemble. Il faut que chaque acteur ait le sentiment d’une réussite collective, d’une victoire commune et que les autorités le reconnaissent officiellement.
Ensuite, il faut que les leaders des communautés démontrent la réalité de l’accord de paix en se rendant visite et qu’ils continuent à travailler ensemble. Quand les adeptes des diverses religions voient cela, ils en concluent qu’il est possible de vivre ensemble avec nos différences.
Le piège, une fois l’accord de paix conclu, c’est de s’imaginer qu’il n’y a plus grand-chose à faire. Or, c’est le contraire qui est vrai parce qu’il faut entretenir cette culture de paix et de tolérance. Pas seulement aujourd’hui mais pour les générations à venir. Il faut aussi répondre aux besoins des communautés afin de prévenir de nouveaux conflits. Si une communauté a besoin d’eau, œuvrons à répondre à ce besoin ! Si une autre a des besoins de santé ou d’éducation, mettons-nous au travail ! Aucune communauté ne doit se sentir exclue ou marginalisée. Souvent, c’est ce sentiment d’exclusion qui, sous des prétextes religieux, se manifeste. Certains ressentis sociaux conduisent aux conflits. Par contre, si tous collaborent, si on entretient des ponts de communication, une forme de redevabilité collective devient possible et prévient bien des conflits.
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Si les chrétiens sont convaincus qu’il faut travailler pour la paix et le « vivre ensemble », comment évite-t-on qu’ils concluent que la foi chrétienne, c’est juste vivre en paix avec les autres et que le message fondamental du Christ est secondaire?
Comme on vient de le voir, agir pour la paix, c’est un grand travail de relations avec les adeptes d’autres religions. En même temps, on ne peut pas oublier la mission que Christ nous a confiée de faire des disciples. Si, en tant que chrétien je vis pour promouvoir la paix, cela va se voir. Il est donc possible que quelqu’un choisisse de suivre Christ à cause de l’exemple de ma vie. En déclarant Je suis le chemin, la vérité et la vie, nul ne vient au Père que par moi », Jésus a bien pesé ses mots. Il ne s’agit pas seulement pour nous de rechercher le bien de la société. Il faut que la manière dont nous le recherchons manifeste le Christ qui vit en nous. Et en le voyant, nous prions que des gens décident de le suivre.