Comment l’État turc contrôle-t-il ses mosquées en Europe? La critique de l’islam y est rejetée comme « islamophobie » et Ankara formate les sermons.
La démocratie est le train que nous prenons pour atteindre notre destination !
Recep Tayyip Erdogan, alors maire d’Istanbul, s’est signalé dès 1998 en citant ces paroles d’un poème alors qu’il précisait son programme à long terme et ses pensées sur la démocratie. Le développement de la Turquie sous sa présidence montre à quel point le « despote du Bosphore » est sérieux dans l’application de son programme. Si des journalistes, des fonctionnaires, en particulier de l’appareil judiciaire, des militants des droits de l’homme, des acteurs culturels, des enseignants, ou même des citoyens très ordinaires critiquent le régime et le remettent en question, et à bien plus forte raison s’ils essaient de combattre l’autorité du chef de l’État, ils sont arbitrairement incarcérés. En outre, l’influence d’Ankara sur les communautés musulmanes s’accroît, en particulier dans les pays germanophones où la diaspora turque est importante. Avec l’aide de la Diyanet, l’autorité religieuse turque (dotée d’un budget de 1,8 milliard d’euros en 2008, budget qui a depuis doublé), l’islam politique du régime Erdogan est comparable aux tentacules d’une pieuvre sur l’Europe.
Des prières écrites à Ankara
Diyanet utilise diverses méthodes, telles que l’envoi d’imams (un millier, selon ses propres déclarations) qui « opèrent » en Suisse (et dans d’autres pays européens) pour un terme de cinq ans. L’Association islamique Ditib, controversée en Allemagne, fait également sa part sous le couvert de l’autorité religieuse d’Ankara. Des milliers de personnes s’investissent également dans la construction de mosquées et d’établissements d’enseignement tels que jardins d’enfants et écoles d’imams, qui servent de base à la diffusion d’un islam hostile aux valeurs des Lumières.
L’influence d’Erdogan s’exerce également sur les mosquées de Suisse, par l’intermédiaire d’une soixantaine d’imams directement envoyés par l’autorité religieuse turque. Comme en Allemagne, ils propagent un islam politique. En effet, ils ne se contentent pas de proclamer la « parole de Dieu ». Ils agissent aussi comme des fonctionnaires de l’État turc qui prêchent les sermons « formatés » qu’Ankara leur envoi pour la prière du vendredi. Lorsque, mi-octobre, la Turquie s’est lancée dans une guerre d’agression contre les zones kurdes syriennes – invoquant son prétendu droit à l’autodéfense – les imams officiant dans la soixantaine de mosquées turques de Suisse ont reçu un sermon qu’on peut apparenter à un appel au djihad. Sur un ton généralisant, plaintif et martial, il ravivait l’image traditionnelle des ennemis de l’islam encerclant le peuple musulman et menaçant sa liberté, sa dignité et son honneur.
Quand cette pratique a été révélée, on a crié à l’islamophobie – un recours classique lorsque l’agitation et l’agressivité prévalent sur la réflexion factuelle. Au fil des ans, le terrorisme islamiste a provoqué des réactions naturelles parfaitement compréhensibles : la peur et l’insécurité se sont installées dans notre société, et la crainte des attentats s’est généralisée, même en pays musulmans. Rien d’étonnant à ce que beaucoup de gens éprouvent du ressentiment contre les musulmans et l’Islam. Face à cela, un bon nombre de personnes – simples croyants, prédicateurs, journalistes, membres de la communauté scientifique et certains chefs d’États – n’hésitent pas à se servir de la critique dénonçant un islam très politisé pour faire passer l’islam comme la grande victime de ces critiques, toutes dénoncées comme étant le fait d’islamophobes.
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Cela s’est passé dans l’Union européenne
Un rapport, soi-disant scientifique, intitulé « Rapport européen sur l’islamophobie », cofinancé par l’Union Européenne, a récemment illustré ce problème. Il dénonce les personnes qui ont osé critiquer le système autocratique du président turc. Parmi les personnes visées, la militante des droits de l’homme, avocate et imam d’une mosquée libérale de Berlin, Seyran Ates ; la professeur en ‘islam global’ à Francfort, Susanne Schröter; le psychologue et initiateur de projets contre la radicalisation et l’oppression dans la société islamique, Ahmad Mansour et le théologien islamique libéral Mouhanad Khorchide. Seyran Ates, qui a longtemps vécu sous protection policière en raison des menaces des islamistes, est décrite par Farid Hafez et Enes Bayrakli, auteurs du rapport, comme une « figure centrale du réseau islamophobe ». En réponse à ce rapport, Amer Albayati, président de l’Initiative musulmane libérale autrichienne, appelle les pouvoirs publics à cesser de financer ce « travail de propagande d’Erdogan ».
Ce rapport a également provoqué des réactions de la part du ministère autrichien des Affaires étrangères, qui « rejette clairement les conclusions et la méthodologie du rapport ». Il semble maintenant que certaines parties du Parlement européen reconnaissent aussi le caractère problématique de ce rapport, d’autant plus que Manfred Weber, chef du groupe du Parti populaire européen, a déclaré qu’ « il ne pourra y avoir de financement futur que si les accusations sont parfaitement établies ».
Au début de l’année, deux représentants musulmans de Suisse ont été invités à Cologne dans le cadre d’une conférence sur l’islam organisée par l’autorité religieuse turque Diyanet et sa filiale allemande Ditib. Le premier, Montassar Benmrad, est Président de la Fédération des Organisations Islamiques de Suisse (FOIS) et représentant des associations des mosquées de Genève à Kreuzlingen. Le second, Abdullah Kasapoglu, représente Milli Görüs ( » Vue nationale « ), la version turque des Frères Musulmans en Suisse.
L’Office fédéral allemand pour la protection de la Constitution a attesté le fait que Milli Görüs a une conception antidémocratique de l’État. Lors de cette conférence, à laquelle Farid Hafez et Enes Bayrakli ont également été invités, il est clairement apparu combien la Turquie est en sympathie active avec les principaux acteurs Frères musulmans en Europe. La distinction entre mosquées de Diyanet et celles de Milli Görüs s’est aussi révélée purement théorique. En Suisse, une vingtaine de ces mosquées se rattachent à la soixantaine de mosquées turques, toutes au service de la stratégie d’Erdogan pour faire progresser son influence sur la communauté turque, voire sur les musulmans de Suisse, organisés en mosquées et associations. Je suis moi-même mentionné dans le rapport de la fondation turque SETA, financé par l’UE, et je ne me tairai pas face à l’accusation d’islamophobie.
En effet, la critique sérieuse et légitime de l’islam n’est en aucun cas de l’islamophobie. Ceux qui ne sont pas clairs sur ce point font cause commune avec les islamistes.
Saïda Keller-Messahli est la fondatrice du Forum pour un islam progressiste, auteure et publiciste.
Source: Weltwoche 47/2019