Ces Français musulmans qui n’aiment pas la France sont une énigme pour beaucoup. Ils ont adhéré à une forme radicale d’islam et ont commis des attentats contre leur propre pays. Dans cette série de trois articles, leur auteur cherche à comprendre leurs motivations à partir de points de vue complémentaires. Le premier, historique, afin de retracer l’origine de la présence récente des musulmans en France. Le second, théologique, pour examiner certains textes coraniques qui appellent au djihad. Le troisième, pratique pour prévenir la radicalisation.
Comment expliquer que des jeunes français, qui sont nés et ont grandi en France, qui ont fréquenté l’école de la République, s’engagent dans l’islam radical au point de perpétrer des attentats contre leurs propres concitoyens ?
Il serait vain de penser répondre à cette question de manière exhaustive, mais deux éclairages, nous semble-il, peuvent aider à mieux comprendre le phénomène de l’islam radical qui touche les jeunes en France et en Europe.
Le premier est historique. Il permet de retracer l’origine de la présence récente des musulmans en France. Le second, théologique, aide à comprendre l’interprétation de certains textes coraniques qui appellent au djihad.
L’ECLAIRAGE HISTORICO-SOCIOLOGIQUE
La plus grande partie des jeunes séduits par les thèses djihadistes en France sont issus des familles musulmanes d’origine d’Afrique du Nord1. La clé pour comprendre les musulmans en France se trouve dans la relation entre l’Algérie et la France2. Certes, tous les musulmans en France ne viennent pas d’Algérie, mais la compréhension du fait musulman en France est étroitement liée à l’histoire de ces deux pays. Gilbert Grandguillaume, Maître de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), soutient que :
Le centre de la pensée sur l’islam en France est élaboré par rapport à l’Algérie. l’Algérie a été longtemps colonisée, considérée comme française, les relations avec elle ont été (et sont encore) profondes : une bonne partie de la population française l’a connue, y a vécu, s’est engagée dans son histoire (comme fonctionnaire, soldat, militant ou simple citoyen) ; et réciproquement, des millions d’Algériens, depuis des décades, sont venus en France pour des séjours plus ou moins longs, plus ou moins heureux. l’Histoire s’inscrit, du point de vue sociétal et qu’on le reconnaisse ou non, une véritable filiation sur le plan des États comme celui des sociétés3.
Voilà pourquoi, dans ce qui va suivre, nous mettrons tout particulièrement l’accent sur les musulmans venant d’Algérie, et d’Afrique du Nord d’une manière plus générale.
Il faudrait plusieurs articles pour retracer la présence des musulmans en France depuis les premières conquêtes musulmanes qui ont atteint Poitiers en 732. C’est pourquoi cette réflexion ne prendra en compte que la présence récente des musulmans en France.
Trois phases importantes ressortent de la période allant du XIXe siècle à nos jours :
- La première concerne principalement la période des guerres. Elle va de la fin des années 1800 jusqu’à 1962 – année de l’indépendance de l’Algérie.
- La deuxième concerne les vagues de migration qui ont suivi l’indépendance algérienne dans les années 1960 et 1970.
- La troisième concerne les deux dernières vagues d’immigration : celle provoquée par les événements terroristes en Algérie dans les années quatre-vingt-dix ; et celle des réfugiés du Moyen-Orient fuyant l’Irak et la Syrie en guerre, à partir de 2010.
1. La période des guerres (1800-1962)
Les travailleurs des mines (1890-1914)
Dans son rapport de 1897, la commission dirigée par Octave Depont souligne le témoignage positif de la population du Pas-de-Calais, notamment des habitants de Lens, à l’égard des 900 Algériens, Kabyles pour la plupart, travaillant dans les mines. Le rapport précise qu’« aucun grief précis n’a été articulé contre eux4 ». A cette époque, on compte environ 5 000 émigrés, majoritairement Kabyles, venus chercher un emploi plus rémunérateur en France.
Ces premiers musulmans, dont le témoignage est apprécié en France, ont demandé quelques dérogations relatives à l’accomplissement des rites de leur religion : prévoir le repas du soir au moment de la rupture du jeûne pendant le ramadan, ou encore l’abattage d’une bête selon les rites musulmans pour l’Aïd du mouton. Ces demandes, ainsi que l’obtention d’un carré musulman au cimetière, ne gênèrent guère les autochtones.
En 1914, une commission « recommandait la création d’un organisme qui, entre autres, s’occuperait « des mesures à prendre pour respecter leurs coutumes religieuses en ce qui concerne les inhumations, la nourriture, etc.5 » Cette recommandation ne sera pas suivie d’effets à cause du déclenchement de la première guerre mondiale cette année-là.
Pendant la Première Guerre mondiale (1914-1918)
Avec le début de la guerre, nombreux furent les soldats6 venus d’Afrique du Nord pour combattre. Avec leur arrivée massive, beaucoup de personnalités nord-africaines ont demandé que les funérailles des soldats musulmans morts au front, respectent les rites islamiques. Les autorités militaires, suivant les recommandations du ministère de la Guerre, ont répondu favorablement à ces demandes.
Dès 1915, des stèles signalant des tombes musulmanes sont visibles dans les cimetières de Bagneux, Pantin, Ivry et Nogent-sur-Marne Marne. Mais les deux actes forts qui disent la reconnaissance de la France à l’égard des combattants musulmans sont : (1) la construction de la mosquée du Jardin colonial de Nogent-sur-Marne, inaugurée en 1916, et (2) et d’une koubba7, en 1919, également à Nogent-sur-Marne.
L’entre-deux-guerres (1920-1939)
La mosquée de Paris
La construction de la Mosquée de Paris, qui exprime la gratitude de la France pour ses fils musulmans, donna lieu à deux cérémonies aux débuts des travaux : la première, le 22 mars 1922 autour de Ghadour ben Ghabrit, l’un des concepteurs et réalisateur du projet; la seconde, le 19 octobre 1922 autour d’Hubert Lyautey. Lyautey avait été, en 1912 le représentant officiel du gouvernement français à Rabat au Maroc – ce qu’on appelait à l’époque le « premier résident général du protectorat français au Maroc » puis ministre de la Guerre lors de la première Guerre mondiale. Le projet de la mosquée de Paris ne satisfait pas seulement à l’exigence de la reconnaissance de la France envers tous ses enfants musulmans, mais aussi à une politique internationale et une diplomatie particulière à l’égard des pays musulmans du Moyen-Orient8.
Malgré la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, le projet de financer la construction de la Mosquée de Paris à hauteur de 500 000 francs a été voté par le sénat à 247 voix contre 11 et à l’unanimité par la Chambre des députés. « La ville de Paris, sollicitée par le gouvernement et l’intervention personnelle d’Aristide Briand, décide le 26 mars 1921 de contribuer à cette création par la donation d’un terrain qui est choisi face au Jardin des Plantes, dans le Ve arrondissement9. »
D’autres apports, comme celui de la Société des habous qui donne 1 620 000 francs et contracte un crédit de 175 000 francs, s’ajoutent à la somme allouée par la République pour la construction de cette Mosquée. Elle est inaugurée le 15 juillet 1926, en présence du président de la République Gaston Doumergue et du sultan du Maroc Moulay Youssef.
Avec la Mosquée de Paris, la présence des musulmans en France métropolitaine devient plus visible et franchit un pas dans la constitution sociale et religieuse de la société française. D’autres mosquées verront le jour, comme celle de Fréjus, en 1928.
La pratique religieuse des musulmans en France, majoritairement Kabyles10, se veut ouverte même si elle demeure ancrée dans la vie de ces immigrés. Un rapport de police le 24 décembre 1938 signale que quelques musulmans marocains ont bu du vin, mais sans s’enivrer, pendant le ramadan11; ou encore, dans le rapport de l’Assistance morale aux Indigène Nord-Africains (AMINA), organisme chrétien, que beaucoup de Kabyles retournent chez eux pour le mois de ramadan et les fêtes de l’Aïd12.
L’Association des oulémas algériens (Nâdi al-Tahdhîb)
Dès l’été 1936, les partisans de l’Association des oulémas algériens, fondée en 1931 par Abdelhamid Ibn Bâdîs (1889-1940) et active en région parisienne, encouragent les Nord-africains à une pratique religieuse plus conséquente, notamment en abandonnant le vin et les jeux du hasard, pas seulement en période de ramadan mais toute l’année. Créée en 1936, les membres de cette association la nomme Nâdi al-Ta hdhîb.
Cette association aura une influence considérable sur les musulmans en France mais aussi sur les politiques tant en France qu’en Afrique du Nord en raison de ses efforts pour améliorer le niveau scolaire et social des musulmans. En 1937, cette influence conduit indirectement à la dissolution de l’Étoile nord-africaine, association politique défendant les intérêts des Nord-Africains en France.
Dès 1938, l’association de Nâdi al-Tahd hîb connaîtra des divisions et des difficultés financières, etc., qui conduiront à sa dissolution au début de la Seconde Guerre mondiale.
L’hôpital franco musulman
Un autre édifice est réalisé en guise de reconnaissance et de réponse aux besoins des musulmans en France : l’hôpital franco musulman de Bobigny. Cet hôpital est pris en charge par la ville de Paris et le département de la Seine Saint-Denis, contrairement à la Mosquée de Paris qui était un projet d’État.
« Cet hôpital aura une organisation adaptée à la condition et aux besoins des « indigènes nord-africains » selon les promoteurs. Les médecins comprenaient l’arabe et avaient connaissance des mœurs indigènes. La plus grande partie des infirmiers et des médecins étaient détachés des départements d’Algérie. Une salle de prière et unière avaient été annexés à l’hôpital qui fut inauguré en mars 1937 et, en 1978, prendra symboliquement son nom actuel d’hôpital Avicenne (aujourd’hui rattaché aux Hôpitaux de Paris et à !’Assistance publique)13. »
De la Seconde Guerre mondiale à l’indépendance de l’Algérie (1945-1962)
En Algérie
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’armée française comptait dans ses rangs un effectif de soldats venant d’Afrique du Nord supérieur à celui de la Première Guerre mondiale. L’une des raisons principales de cet engagement massif des Algériens fut la promesse d’accorder aux musulmans algériens le droit de vote.
Cela explique, au lendemain du cessez-le-feu, le 8 août 1945, l’organisation d’une grande manifestation populaire à Constantine et Sétif, en Algérie. Elle a pour but de proclamer la victoire des Alliés et l’accès des musulmans algériens aux mêmes droits civiques que les Français.
Or, cette manifestation est réprimée et finit dans un bain de sang. Le nombre de blessés et de morts varient selon les sources. Pour les autorités françaises, le nombre est de 1 165. Les autorités algériennes, elles, parlent de 45 000 morts tandis que les services secrets américains l’estime à 17 000. Quant aux historiens, ils avancent le chiffre de 8 000 à 15 000 morts. Quoiqu’il en soit, ces chiffres trahissent une réalité désastreuse qui met fin à toute illusion d’égalité entre musulmans et Français en Algérie française.
À partir de ce moment, les Algériens s’organisent en mouvements de résistance. Puis la guerre d’Algérie éclate le 1er novembre 1954. Au cours de ces huit ans de conflit qui suivirent, beaucoup d’autochtones et de Français perdent la vie, sans parler des survivants qui resteront marqués à jamais par cette guerre !
Pendant ce conflit, l’islam a surtout servi de ciment pour unir et mobiliser les forces et les énergies en vue du combat !
En France
En métropole, à cette même époque, plusieurs domaines en plein essor – l’industrie de l’automobile et les travaux publics – ont grand besoin de main-d’œuvre. On fait alors venir d’Afrique du Nord une main-d’oeuvre « bon marché ». « On bâtit à la hâte des foyers de travailleurs immigrés sur des fonds publics, comme ceux de la Sonacotra (Société nationale de construction pour les travailleurs immigrés). Mais beaucoup sont exploités par des marchands de sommeil dans des conditions d’insalubrité extrêmes14.»
Les mouvements de résistance de l’autre côté de la Méditerranée trouvent des échos en France. C’est particulièrement le cas à la fin des années cinquante et au début des années soixante15. Le 17 octobre 1961, la répression de Maurice Papon, préfet de Police, conduit à un massacre d’Algériens, hommes, femmes et enfants, à la station du métro Charonne. Depuis quelques mois, les Algériens étaient soumis à un couvre-feu.
Malgré cela, le FLN (Front de libération nationale) appelle à l’ignorer et à participer à une marche réclamant « le droit à l’indépendance ». Il recommande aux participants de ne porter aucune arme sur eux. Cela n’a pas empêché la police, sur ordre du préfet, d’ouvrir le feu sur les manifestants. En 2012, à l’occasion du 51e anniversaire de ce massacre, le président Hollande reconnaîtra la responsabilité de la France.
Cette manifestation, ainsi que d’autres conduites par des Algériens en France, contribuent à faire prendre conscience à l’opinion publique de la gravité de la situation en Algérie. Les pressions nationales et internationales conduisent les autorités françaises et les représentants du Gouvernement Provisoire Algérien à signer les accords d’Évian le 19 mars 1962.
Il faut noter que dans l’intervalle de la Seconde Guerre mondiale et de l’indépendance de l’Algérie, l’islam n’a pas vraiment été instrumentalisé pour réaliser des projets particuliers. Les Algériens ont bien tenté de s’en servir pour obtenir des Marocains et Tunisiens qu’ils soutiennent financièrement la guerre d’Algérie. Mais ce fut sans grand succès.
2. La Seconde Génération (1962 à nos jours)
Le temps du regroupement (1960-1970)
Après la déclaration officielle d’indépendance de l’Algérie, le 5 juillet 1962 (l’accord ayant été signé le 19 mars 1962, lors des accords d’Évian), les Français d’Algérie (Pieds-noirs) et les Harkis (que les Algériens qualifiaient de « collaborateurs de l’armée française » et les autorités françaises « d’unités supplétives de sécurité16 ») ont dû quitter l’Algérie dans la précipitation pour sauver leur vie. Si le million et demi de Pieds-noirs arrivés en France a réussi, petit à petit, à s’intégrer et à se fondre dans la population nationale, tel n’a pas été le cas des 80 000 Harkis qui ont dû se battre pour obtenir du président Jacques Chirac une reconnaissance officielle le 25 septembre 2001.
De l’autre côté de la Méditerranée, les choses n’allaient pas bien non plus. La situation économique et politique, au lendemain de la guerre, a fait fuir la main-d’œuvre algérienne qui redoutait la perspective du chômage. En 1965, le coup d’État du général Houari Boumediene a provoqué un flot sans précédent d’exilés politiques et d’étudiants . Ce flot n’a cessé de croître pour atteindre le chiffre de 850 000 en 1973, soit deux fois et demie la population qui s’était expatriée en 1962 (340 000)17.
Suite à la suspension de l’immigration des travailleurs salariés en 1974, beaucoup de ceux qui travaillaient alors en France et effectuaient des allers-retours en Algérie, ont demandé le regroupement familial pour faire venir en France leur épouse et leurs enfants. A ces enfants venus d’Afrique du Nord, se sont ajoutés les nombreux autres nés en France. Ce sont ces premiers enfants des immigrés de la première heure qu’on appelle la « seconde génération ». Les estimations, bien qu’elles ne soient pas exhaustives, évaluent leur nombre à 1,5-2 millions18.
Suite à la crise du logement dans les années soixante, les HLM, logements à caractère social, ont fait leur apparition. Dans un premier temps, ces habitations étaient destinées à de jeunes cadres en attente d’un logement plus stable. Peu à peu, leurs premiers destinataires sont allés s’installer ailleurs. On a alors commencé à y reloger les familles nombreuses immigrées en provenance des bidonvilles et des centres villes dégradés.
Très vite, dans ces banlieues, se sont développés des maux qui n’ont cessé de s’aggraver : discriminations, ghettos, jeunes déscolarisés et sans diplôme, etc. Ces cités sont devenues de surcroit le théâtre de querelles de voisinages et le lieux de la petite et moyenne délinquance: « drogue, « trabendo » (trafics commerciaux), bandes occupants les entrées d’immeubles ou stationnant à l’extérieur le long des murs (les « hittistes »), « tournantes »19 (viols collectifs de filles considérées comme faciles)20 », etc.
Pendant toute cette période, les parents ont nourri le mythe du retour au pays. Mais à la fin des années 1970, un changement capital s’est opéré : on est passé du mythe du retour au pays des parents aux revendications citoyennes des enfants. Malgré les incitations des deux rives de la Méditerranée, le retour au pays est devenu impossible pour cette population.
Parmi ces incitations au retour, on peut évoquer ici21 :
- Les 10 000 francs que proposait le gouvernement français en 1970 pour quiconque décidait de retourner dans son pays. Cette opération n’a pas eu beaucoup de succès. Seulement 3,7 % d’Algériens, 6 % de Marocains, 8 % de Tunisiens sont repartis contre 25,4 % d’Espagnols et de 39 % de Portugais.
- La demande de l’État algérien à ses ressortissants dans une charte en 1976 de retourner au pays en réponse aux discriminations et aux violences dont ils étaient victimes.
- L’appel de 1981 de l’État Algérien à l’attention de la seconde génération.
Plutôt que de rentrer au pays, la seconde génération réclame « le droit à la citoyenneté française ».
Lire aussi: Nous, français musulmans
Le temps de reconnaissance (1980-1990)
Dans les années quatre-vingt, deux groupes font parler d’eux : l’extrême droite et la seconde génération. En 1983, la montée de l’extrême droite se traduit par une percée du Front National aux élections municipales. Au mois de décembre de la même année, à l’initiative de jeunes de la banlieue lyonnaise, une marche des « beurs »22 révèle à la France entière « l’existence d’une jeunesse qui réclame le droit à la citoyenneté, et que cessent les crimes racistes23». Trente ans après, Nabil Ben Yadir a réalisé un film retraçant cette marche.
Quelques années avant cette marche, des violences éclatent entre les forces de l’ordre et les jeunes de la cité des Minguettes à Vénissieux. Pour les uns, il faut éradiquer la délinquance et le grand-banditisme de ces zones qualifiées à l’époque de « zones interdites ». Pour les autres, il faut se faire entendre des autorités qui abusent de leur pouvoir. Début 1983, le constat est accablant: « vingt-deux personnes en France sont victimes de la haine anti-arabe. Le 21 juin, c’est le leader de SOS-Minguettes, Toumi Djaïdja, enfant de harki, qui est grièvement blessé par un policier, lors d’une interpellation ; le paroxysme est atteint avec la mort en juillet, du jeune Toufik Ouanès, âgé de neuf ans, abattu à la Courneuve, en région parisienne24 ».
A l’époque de ces événements, le leader de SOS-Minguettes, Toumi Djaïdja, et le Père Christian Delorme25 se rencontrent. Les deux hommes, s’inspirant de Gandhi et de Martin Luther King, envisagent une action pour mettre un terme à toutes ces violences. Ils décident d’organiser une marche non violente de Marseille à Paris pour réclamer le « droit à la citoyenneté ».
Le 15 octobre 1983, quinze personnes de la cité de la Cayolle à Marseille entament la marche en direction de Paris. Au début du mois de décembre, c’est une foule immense qui arrive dans les rues de la Capitale. Faisant mentir le cliché d’un leadership strictement masculin, on trouve dans ce mouvement des femmes telles que Djidda Tazdaït (porte-parole de l’association des « Jeunes Arabes de Lyon et Banlieues »/JALB), et Halima Thierry-Boumédienne (présidente de l’association « Expressions maghrébine au féminin »/EMAF)26.
C’est un mouvement pacifique et festif. Tout au long de la marche, différentes formes artistiques – rock, rap, raï, théâtre, etc – sont mises au service de leur revendication.
Le 3 décembre, le président Mitterrand reçoit cette foule à l’Élysée. Mais ces jeunes n’obtiennent rien de ce qu’ils réclament. Le président fait le geste d’accorder aux immigrés une carte de séjour de dix ans. Mais la plupart de ces jeunes sont français et n’ont pas besoin d’une telle carte. D’autre part, en plus d’être ancienne, cette revendication d’une carte de séjour n’a aucun lien avec ce que les participants à cette marche demandent.
Les enfants de cette seconde génération, nés sur le sol métropolitain, de parents nés en Algérie, bénéficient de deux « avantages » : un double droit du sol, si leurs parents sont nés en Algérie avant le 1er janvier 1963 (puisque jusqu’alors l’Algérie était un département français), ou le droit commun du code de nationalité, modifié par la loi « Guigou » de 1998, qui permet l’obtention de la nationalité française à 18 ans, si la personne a vécu cinq ans en France dans les années précédant sa majorité27.
Cette marche est loin de produire des résultats semblables à la marche initiée par Martin Luther King ! La revendication de « droit à la citoyenneté » reste sans suite.
D’après le sociologue Saïd Bouamama, l’intention des autorités à l’époque « était de séparer les enfants « assimilables », des parents « non assimilables » et candidats au retour, pour autant que les enfants acceptent de rompre avec leurs origines et leurs traditions dont l’islam est considérer comme incompatible avec les valeurs de la République28 ». Cette crainte inspire à la seconde génération une une nouvelle revendication : le droit à la différence.
D’autres manifestations suivent. Celle de 1983, comme celle de 1985, la fête des « potes » au mois de juin, organisée par SOS Racisme, place de la Concorde (Paris). Mais le mal-être continue d’habiter cette population qui ne parvient pas à trouver des repères stables et définitifs ! Ceci dit, ces manifestations contribuent à la formation d’une identité collective de ces jeunes, identité qu’ils acceptent, voire revendiquent !
Sur la scène sportive, on peut citer, celui qui est devenu la personnalité préférée des Français pendant des années, le footballeur Zinedine Zidane.
3. Les nouvelles vagues d’immigration (1990 à nos jours)
À côté de cette « seconde génération », issue des vagues d’immigrations des années soixante et soixante-dix, il faut ajouter deux vagues récentes de migration :
La nouvelle vague (de 1990 à nos jours)
La première vague d’immigration récente est celle des années quatre-vingt-dix et deux mille en provenance d’Algérie pour l’essentiel. Elle est un produit de la terreur semée par les mouvements islamistes qui ont fait fuir de nombreux intellectuels et étudiants vers l’étranger. La plupart de ceux qui sont venus en France étaient des jeunes de vingt à trente-cinq ans, beaucoup pour poursuivre leurs études en 2e ou 3e cycle universitaire. L’auteur de ces lignes est l’un d’eux !
Cette population est clairement distinctes de la seconde génération décrite plus haut. Ayant grandi dans leur pays d’origine, ses membres ne souffrent pas de problèmes d’identité. Ils n’ont pas de complexes particuliers, ni de handicap majeur. D’ailleurs, s’ils sont arrivés en France, c’est parce qu’ils ont fait preuve de ténacité, vu la difficulté des démarches administratives pour obtenir un visa dans les années quatre-vingt-dix.
Très vite, on remarque des différences sensibles entre ces nouveaux arrivés et ceux de « la seconde génération ». Pour les uns, rien à prouver ni à démontrer, sinon poursuivre leur parcours professionnel. Pour les autres, le fardeau de prouver qu’ils sont comme les autres pèse continuellement sur eux. Alors que les premiers font tout pour se libérer de cette culture arabo-musulmane qui les a gardés emprisonnés pendant des années en raison des politiques successives pratiquées dans leurs pays d’origine, les seconds font tout pour retrouver leurs racines religieuses et culturelles afin de se forger une identité; etc.
Ainsi se creuse l’écart d’une manière plus nette entre les Français d’origine algérienne et les Algériens arrivés au cours de ces dernières années. Des tensions commencent à se créer entre ces deux catégories sociales. Les premiers traitent les second de « banlieusards » qui leur répondent en les traitant de « blédards ». Visiblement, à part l’origine commune, les différences entre eux sont réelles !
Lire aussi: Un crime d’honneur
La vague de réfugiés venant du Moyen-Orient (à partir des années 2010)
La seconde vague d’immigration récente de populations à majorité musulmane est arrivée d’Irak et de Syrie. De nombreux Syriens ont fui la guerre civile qui a frappé leur pays, suite aux soulèvements populaires des « printemps arabes ». En 2015, les Syriens constituent la population de réfugiés la plus importante au monde. Quatre millions d’entre eux ont fui le pays pour chercher refuge dans les pays voisins, au Liban, en Turquie et en Jordanie. Mais beaucoup d’entre eux sont aussi arrivés en Allemagne, grâce en particulier à la chancelière allemande Angela Merkel et en France.
Conclusion : Quelques considérations sociologiques sur la seconde génération
Ce survol rapide de l’histoire récente de la présence des musulmans en France montre une vraie diversité au sein de cette communauté. Néanmoins, l’arbre ne doit pas cacher la forêt : les nouvelles vagues d’immigrations ne peuvent faire oublier la seconde génération qui est la plus importante en terme de nombre et d’ancrage dans la société française. C’est pourquoi, il nous paraît nécessaire de clore cette partie par quelques considérations sociologiques sur cette seconde génération. Par ailleurs, c’est principalement en son sein que les doctrines djihadistes trouvent un écho favorable.
Selon Rémy Leveau, qui était professeur émérite des universités à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris et conseiller scientifique à l’Institut français des relations internationales (Ifri), « l’observation sociologique montre que ces populations [seconde génération] sont bien intégrées aux plans social et culturel mais non au niveau économique ».
Si on les appréhende à travers des schèmes, elles sont toutefois difficiles à compter et à nommer. De plus, elles peinent à se définir. Cette seconde génération a été longtemps « l’’oubliée de la politique française de l’immigration » et les enfants des migrants ont dû faire face aux ambiguïtés du modèle républicain, avec sa spirale de discriminations. Malgré cela, ce groupe fait résolument partie de la société française29 ». Enfin, il fait remarquer qu’en France « les leaders d’opinion, qu’ils soient journalistes, écrivains ou experts, seraient les principaux vecteurs d’une islamophobie latente qui se réfugie derrière le droit à la critique des religions et la liberté de pensée pour véhiculer des représentations stigmatisantes à l’égard de l’islam et des musulmans30 ».
La seconde génération est, selon Catherine Wihtol de Wenden, Directeur de recherches au CNRS, Centre d’études et de recherches internationales (CERI), « une génération souvent sans racine, sans repère, sans espoir, refusant de reproduire à l’identique la condition des parents, a fait surgir les carences d’une société mal préparée à la recevoir et à la considérer comme une partie légitime de la société française31 ».
Elle fait remarquer qu’un « imaginaire social exacerbé par la politique et les médias colle à la peau des jeunes issus de l’immigration : intégrisme musulman, délinquance, exclusion, mauvaise intégration, partage instable entre deux cultures. Ces stéréotypes se fondent en fait sur des représentations collectives construites autour des banlieues et de leurs problèmes plus d’une fois évoqués (violence, drogue, ghettoïsation, foulard… )32 ».
Mais du côté de ces jeunes issus de l’immigration nord-africaine, il y a aussi des problèmes identitaires : ils ont du mal à se définir. Ce qui est certain, c’est qu’ils n’acceptent pas les noms qu’ils ont reçus. Ils les rejettent et refusent d’être stigmatisés, classés et renfermés dans une catégorie de personnes « à problème ». On les a successivement qualifiés « de « génération zéro », de « génération de l’oubli », d’ « enfants illégitimes » (Abdelmalek Sayad), de « génération suivante » (Juliette Minces), de « génération issue de l’immigration », de « jeunes d’origine maghrébine », de « beurs », la « seconde génération »33 ». Et tous ces noms sont utilisés pour parler exclusivement des Nord-Africains qu’ils aient ou non la nationalité française. Depuis les années 1990, ces jeunes se définissent comme Musulmans, Français et Musulmans, et enfin, comme « Gaulois »!
En tous les cas, Catherine Wihtol de Wenden souligne dans son article que « les jeunes issus de l’immigration maghrébine – et plus particulièrement les Algériens – sont, d’après les enquêtes quantitatives et qualitatives réalisées… les mieux « intégrés » dans le tissu social français, loin devant les Turcs… et mieux que les Portugais pour les parcours scolaires : une réalité qui va à l’encontre des stéréotypes amalgamant les jeunes issus de l’immigration maghrébine aux « sauvageons » (terme de Jean-Pierre Chevènement), à la violence, la délinquance et au défaut de socialisation34». Beaucoup de ces jeunes veulent s’en sortir, aspirent à l’invisibilité et à la promotion sociale ordinaire, comme tous les autres jeunes de la société française.
D’un autre côté, il est aussi nécessaire de signaler la difficulté, pour un bon nombre d’entre eux, de conjuguer les principes de la République et ceux de la communauté ! Il y a là une difficulté contre laquelle nombre de ces jeunes buttent.
Accéder aux deux autres articles de la série
- Ces Français musulmans qui n’aiment pas la France mais que leurs parents ont servie
- Ces Français musulmans qui cherchent le salut dans le jihad
- Comment prévenir la radicalisation des jeunes musulmans ?
Notes
- 1Nous préférons employer le terme « Afrique du Nord» à celui de« Maghreb» pour plusieurs raisons. Nous nous contenterons d’en donner deux. La première est historique. Le mot « maghreb » en arabe veut dire littéralement « l’Ouest » et c’est pour cela qu’il est utilisé pour nommer le Maroc en arabe, considéré comme étant le pays à l’Ouest du monde musulman. Mais « Maghreb » utilisé pour désigner l’Afrique du Nord est inspiré de la quatrième prière musulmane dans la journée. Or les Nord-Africains habitaient cette région bien avant l’arrivée de l’islam au VIIe siècle. Leur présence dans cette région remonterait au moins au XIV – XII siècles av. J.-C. (voir Robin DANIEL, L’héritage chrétien en Afrique du Nord. Une étude historique à partir du premier siècle jusqu’au Moyen Âge, trad. Julian Brown et Mireille Boissonnat, Torremolinos, Tamaris/Tamarisk Publications, 2008). Et sur le plan religieux, l’Afrique du Nord a connu d’autres religions au cours des siècles précédant l’arrivée de l’islam, notamment le christianisme dont le rayonnement s’est poursuivi jusqu’à nos jours grâce aux écrits de Tertullien, Cyprien et surtout d’Augustin. La deuxième raison pour laquelle l’expression « Afrique du Nord» est préférée à « Maghreb » est politique: le Grand Maghreb composant les cinq pays d’Afrique du Nord (, Maroc, Algérie, Tunisie et Mauritanie) est fondé sur deux piliers: l’Islam et l’arabité. Or en Afrique du Nord, il y a plus de Berbères (Kabyles, Chaouis, Chlouhs… ) que de descendants des Arabes venus lors des conquêtes musulmanes (VIIe < et XIe siècles). Ceux qu’on appelle de nos jours « arabes » en Afrique du Nord sont pour la majorité des personnes qui ont été arabisées, mais ne descendent pas de tribus d’Arabie.
- 2Karim AREZKI, « Les musulmans en France », Les Cahiers de /l’École Pastorale 73, 2009, p. 26-48.
- 3Gilbert GRANDGUILLAUME, « Les singularités de l’islam français », Esprit, vol. 239, 1998, p. 54-55.
- 4Michel RENARD, Histoire de l’islam et des musulmans en France, du Moyen Âge à nos jours, sous. dir. Mohammed ARKOUN, Paris, Albin Michel, 2006, p. 713.
- 5Ibid., p. 714.
- 6Pour l’implication des musulmans dans l’armée française (1900-1945), voir l’article de Belkacem RECHAM dans Histoire de l’islam et des musulmans en France, du Moyen Âge à nos jours, sous. dir. Mohammed ARKOUN, Paris, Albin Michel, 2006, p. 742-761.
- 7Une koubba est « un pavillon carré surmonté d’une corniche et d’une coupole, dans le cimetière où reposaient les dépouilles de combattants musulmans » (Michel RENARD, Histoire de l’islam et des musulmans en France, du Moyen Âge à nos jours, sous dir. Mohammed ARKOUN, Paris, Albin Michel, 2006, p. 716).
- 8Michel RENARD, Histoire de l’islam et des musulmans en France, du Moyen Âge à nos jours, p. 718-724.
- 9Ibid., p. 722.
- 10Louis MASSIGNON, « Éléments arabes et foyers d’arabisation : leur rôle dans le monde musulman actuel», Revue du monde musulman, n° 57,1924, p. 3-157.
- 11Michel RENARD, Histoire de l’islam et des musulmans en France, du Moyen Âge à nos jours, p. 735.
- 12Ibid., p. 736.
- 13Michel RENARD, Histoire de l’islam et des musulmans en France, du Moyen Âge à nos jours, p. 741.
- 14Alain BOYER, in Histoire de l’islam et des musulmans en France, du Moyen Âge à nos jours, p. 764.
- 15Saïd MAHRANE, C’était en 58 ou 59… , Paris, Calmann-Lévy, 2011.
- 16Alain BOYER, in Histoire de l’ islam et des musulmans en France, du Moyen Âge à nos jours, p. 768.
- 17Rachida DOUADI, I.’Algérie en France, Éditions Bachari, 2007, p. 39
- 18Référence prise de Catherine WITHOL DE WENDEN, « Seconde Génération : le Cas Français», in Musulmans de France et d’Europe, sous dir. Rémy LEVEAU et Khadija MOHSEN-FINAN, en partenariat avec l’Ifri, Paris, éd. CNRS, 2005, p.8.
- 19Ces tournantes ont donné lieu à de grandes mobilisations, telles que celles coordonnées par l’association Ni pute ni soumises (NPNSSNP. Ibid., p. 13
- 20Ibidem, p 13.
- 21Rachida DOUADI, L’Algérie en France, p. 41.
- 22« Beur » vient du verlan « rebeu » qui lui-même est verlan d’« Arabe » !
- 23Ibid., p. 43.
- 24Ibid., p. 44.
- 25Si ici nous pouvons louer l’action du Père Christian Delorme, nous regrettons néanmoins ses propos sur la situation des chrétiens en Algérie, où il se place davantage du côté des autorités politiques que des chrétiens contre qui une loi a été promulguée par le président algérien les empêchant de vivre leur foi ! Cette loi est publiée au journal officiel le 1″ mars 2006 et sa mise en application ces deux dernières années a causé beaucoup de difficultés aux chrétiens algériens.
- 26Catherine WIHTOL, in Histoire de l’islam et des musulmans en France, du Moyen Âge à nos jours, p. 806.
- 27Ibid., p. 8.
- 28Cité par Rachida DOUADI (L’Algérie en France, p. 44): Said BOUAMAMA, Dix ans de marche des Beurs, Histoire d’un mouvement avorté, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.
- 29Rémy LEVEAU et Khadija MOHSEN-FINAN, « Introduction », in Musulmans de France et d’Europe, p. 3.
- 30Ibid., p. 3.
- 31Catherine WIHTOL DE WENDEN, « Seconde Génération: le Cas Français », in Musulmans de France et d’Europe, p. 7.
- 32Ibid., p. 7.
- 33Ibid., p. 8.
- 34Ibid., p. 15.