Points de vue en conflit
Ce n’est pas la première fois que la CEDH et le Comité révèlent leur désaccord profond sur le port de signes et vêtements religieux. Un « bras de fer » entre ces deux instances de protection des droits de l’homme avait déjà eu lieu sur la loi française de 2004 prohibant les signes religieux ostensibles dans les écoles publiques. Dans ses constatations récentes sur l’affaire de la crèche Baby-loup, le Comité des droits de l’homme avait même nié l’autorité des juges de Strasbourg, en méprisant explicitement leur appréciation du sens du voile islamique2.
Lire aussi: Voile intégral: interdire ou ne pas interdire?
Pressions religieuses
Pourquoi cette complaisance du Comité de Genève à l’égard des manifestations visibles de l’islam ? En réalité, celui-ci est soumis à de fortes pressions religieuses. Les experts du Comité, bien qu’« indépendants », sont héritiers de traditions nationales et religieuses ayant un impact fort et inévitable sur leur appréciation sur les affaires liées à l’islam. Près de 30 % d’entre eux proviennent d’États membres de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), qui ont signé et ratifié la Déclaration des droits de l’homme en islam du Caire (5 août 1990). Cette formulation juridique de la charia rejette la liberté de religion et précise que l’ « islam est la religion naturelle de l’homme ».
Au contraire, la CEDH est plus courageuse sur le port de la burqa, car elle tient compte de l’histoire et de la réalité de la civilisation européenne. Comme dans les affaires précédemment citées, il est probable que la France invoque la jurisprudence de la Cour européenne pour justifier un refus d’appliquer les constatations du Comité onusien sur le voile intégral. Elle pourrait leur opposer la laïcité et la « neutralité », qui tendent à être sacralisées par la CEDH.
Ce « bras de fer » entre la CEDH et l’ONU affaiblit l’universalité des droits de l’homme, en les réduisant à « un champ de bataille idéologique »3, autrement dit à un « terrain sur lequel se confrontent les civilisations en lutte ». À l’occasion du 70e anniversaire de la Déclaration universelle de 1948, l’ECLJ a coorganisé en septembre un colloque de haut niveau au Conseil de l’Europe sur ce « défi de l’universalité des droits de l’homme »4.
Un équilibre à préserver
La division et la fragilisation des instances internationales montrent que le système de protection des droits de l’homme n’est pas une panacée. Il est pris en tenaille entre les interprétations islamique et libérale-libertaire des droits de l’homme. Face à ces idéologies, il est essentiel de réaffirmer les véritables « droits naturels » de l’homme, orientés vers le bien commun et la justice. La liberté de religion fait partie de ces droits.
Cette affaire montre aussi la limite de cette liberté, lorsqu’elle est envisagée de façon abstraite, sans tenir compte des différences entre les religions et les cultures. En effet, la justice exige de traiter de façon égale des réalités égales, et de traiter différemment des réalités différentes. Dès lors, la liberté religieuse conduit à l’injustice lorsqu’elle est employée pour traiter de façon identique des religions foncièrement différentes.
[1] Comité des droits de l’homme, Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication n° 2747/2016, CCPR/C/123/D/2747/2016, 22 octobre 2018, § 9 et 10 ; Comité des droits de l’homme, Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication n° 2807/2016, CCPR/C/123/D/2807/2016, 22 octobre 2018, § 8 et 9.
[2]Comité des droits de l’homme, Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2662/2015, CCPR/C/123/D/2662/2015, 10 août 2018, § 8.12 : « Le Comité note que, selon l’État partie citant la Cour européenne des droits de l’homme, le voile islamique est identifié comme un « signe extérieur fort ». Néanmoins, il note que l’État partie n’a pas expliqué le critère utilisé pour arriver à cette conclusion ».
[3] Grégor Puppinck, Les droits de l’homme dénaturé, Éditions du Cerf, 2018, Quatrième de couverture.
[4] Colloque « Le défi de l’universalité – Regards croisés 70 ans après la Déclaration universelle des droits de l’homme », organisé par la Mission Permanente du Saint-Siège auprès du Conseil de l’Europe, en collaboration avec le Bureau International Catholique de l’Enfance (BICE) et le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ), avec la participation d’Emmanuel Decaux (Professeur émérite à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas), Guido Raimondi (Président de la CEDH), Mgr Paul R. Gallagher (Secrétaire du Saint-Siège pour les Relations avec les États), Conseil de l’Europe, Strasbourg, 10 septembre 2018.
Source : Centre européen pour le droit et la justice / 24.10.2018