Les musulmans peuvent-ils réformer l’islam? Et quels sont les enjeux d’une telle réforme pour la Suisse? Dans cet exposé, Shafique Keshavjee^​1​ aborde ces questions et présente ses conclusions.

Voici comment s’est exprimé l’écrivain algérien Boualem Sansal :

« Je continue de penser que l’islam politique est la chose la plus dangereuse du monde pour au moins les deux siècles à venir. »^​2​

À la question « Pourquoi ? » posée par un journaliste, il a donné la réponse suivante :

«L’islamisme est un système totalitaire qui s’appuie sur l’islam dans son orientation salafiste pure et dure, et sur le principe de la guerre totale. Pour les musulmans, le Coran est la parole claire d’Allah, elle est éternelle et s’impose dans tout l’univers. C’est cette prétention folle que les islamistes prennent à la lettre et qui les rend si dangereux. Que peut-on opposer à la parole de Dieu ? Ceux qui s’y sont essayés l’ont payé de leur vie. Je dis deux siècles au moins, parce que c’est selon moi le temps minimum pour espérer voir l’islam se réformer et voir les musulmans intérioriser ces réformes. L’autre immense contrainte est que les pays musulmans sont à un stade de développement politique, culturel et scientifique très archaïque, et qu’ils n’arrivent pas à trouver par eux-mêmes le chemin de la modernité. Quelle pédagogie peut les y aider ? »^​3​

Ainsi, selon cet écrivain, il faudra attendre deux siècles, au moins, pour voir l’islam se réformer. Pour d’autres, tels Malek Chebel, l’islam n’a jamais cessé de se réformer, et cela contrairement aux idées reçues.

« Pour quiconque examine objectivement l’histoire de l’islam, il est clair que la religion du Prophète n’a jamais cessé, à sa manière, de se réformer, même si elle n’a pas toujours explicité cette volonté de réforme. »^​4​

Malek Chebel reconnaît toutefois qu’il y a toujours eu des musulmans pour contester cette réforme.

« Les conservateurs ont toujours réussi à jeter l’opprobre sur les réformateurs de la société musulmane en les faisant passer pour des kuffar (pluriel de kafir, « incroyant » ou « apostat »). On observe en particulier, tant du côté du pouvoir clérical d’hier que de celui des néo-conservateurs salafistes d’aujourd’hui, une condamnation de la recherche intellectuelle, du rationalisme et du débat d’idées. »^​5​

De quelle « réforme » parle-t-on ?

En Occident, le mot « Réforme » renvoie à ce vaste mouvement né au 16ème siècle de retour aux sources du christianisme, en particulier la Bible. Les Réformateurs, tels Martin Luther, Ulrich Zwingli ou Jean Calvin, avaient la ferme volonté de transformer aussi bien la vie religieuse que sociale de leur temps en revenant aux enseignements fondateurs de la Bible et en critiquant les ajouts ultérieurs de responsables ecclésiaux qui les avaient dénaturés.

En contexte musulman, le mot « réforme » (‘islâh) et renouvellement (tajdîd) ont plusieurs sens^​6​ .
Voici comment trois courants sunnites de l’islam peuvent s’y référer.

1. Pour le premier courant, réformer l’islam, c’est prendre acte du changement négatif du monde contemporain et revenir aux sources de l’islam, à savoir le Coran et les enseignements des pieux ancêtres (al-Salaf al-Salih), les premiers compagnons de Mohammed. Les courants salafistes (qu’ils soient apolitiques, politiques ou djihadistes) et wahhabites (saoudiens) proposent une lecture littérale de ces sources.

2. Pour le second courant, réformer l’islam, c’est prendre acte du changement positif et négatif du monde contemporain et aider les communautés musulmanes, guettées par des pratiques archaïques, à se positionner fièrement en revenant à leurs racines. Les penseurs Al Afghani (1838-1897), Mohamed Abduh (1849-1905) et Rashid Rida (1865-1935) représentent ce courant.

3. Pour le troisième courant, réformer l’islam, c’est prendre acte du changement positif du monde contemporain (égalité hommes-femmes, liberté de conscience, démocratie, séparation des pouvoirs religieux et politique) et aider les communautés musulmanes figées dans des pratiques inacceptables et déshumanisantes à repenser le Coran et leurs sources. Des figures comme Mahmoud Taha (1909-1985), Mohammad Arkoun (1928-2010) et Malek Chebel (1953-2016) représentent ce courant.

4. Un quatrième courant de réforme, inspiré par le chi’isme cette fois, met en valeur le fait que les sources écrites de l’islam (Coran, hadîths et droit islamique) n’ont de sens que lorsqu’un imam vivant les actualise. Pour les chi’ites ismaéliens (minoritaires), c’est l’Aga Khan qui est cet interprète vivant. Et l’islam qu’il prône est un islam bien intégré au monde contemporain. Pour les chi’ites duodécimans (majoritaires), l’interprétation dépendra des imams et de leur compréhension des textes fondateurs. Un penseur tel Mohammed Ali Amir-Moezzi, grand spécialiste du Coran et du chi’isme, représente ce courant^​7​ .

Tous ces courants peuvent utiliser le mot « réforme » ou « renouvellement », mais l’intégration des droits humains universels, tels prônés par la plupart des pays occidentaux, peut aller du rejet le plus radical à l’acceptation la plus profonde.

Lire aussi: « Doit-on réformer l’islam ». Brève histoire d’une injonction et Musulmans victimes de l’islam?

La diversité des musulmans en Suisse

La diversité des musulmans vivant en Suisse est très grande.

Selon l’Office fédéral de la statistique, en 2021, 5,4% de la population résidente permanente âgée de 15 ans et plus se rattache de près ou de loin à l’islam. Or selon ces mêmes statistiques, 45,8% des personnes se déclarant musulmanes n’ont participé à aucun service religieux durant les douze derniers mois. Et 26,4% entre une à cinq fois seulement par année. Il importe dès lors de clairement différencier l’islam organisé (ou institutionnel) des personnes de culture musulmane, mais ne fréquentant jamais ou très peu les centres islamiques^​8​.

Ces chiffres révèlent que de nombreux musulmans ne se reconnaissent pas dans les institutions qui prétendent les représenter^​9​.

Quant à l’islam organisé, il se subdivise en de nombreux mouvements. En voici quelques-uns :

La Fédération des organisations islamiques de Suisse (FOIS) ou Föderation Islamischer Dachorganisationen Schweiz (FIDS). Cette Fédération sunnite réunit plus de 200 centres islamiques à leur tour membres d’une douzaine d’Unions ou Associations^​10​. Le président de cette Fédération, Montassar BenMrad, et plusieurs des Associations membres (dont celles dépendantes de la Turquie), sont proches des Frères musulmans^​11​.

La Coordination des organisations islamiques Suisse (CIOS) ou Koordination Islamischer Organisationen Schweiz (KIOS). Cette Coordination, soutenue par des chi’ites, prétend être la première association nationale islamique de Suisse (fondée en 1978).

Le Conseil central islamique de Suisse (CCIS). Son président, Nicolas Blanchot, a été condamné par le Tribunal pénal fédéral pour propagande interdite en faveur d’Al-Qaïda. Une initiative parlementaire visant à interdire ce Conseil a été déposée fin 2020 au Conseil national^​12​ .

La Communauté Alévi de Suisse (CAS). Fondée en 2013, cette Communauté rassemble quatre associations (Bienne, Coire, Genève, Lagenthal). Selon le site de cette Communauté, il est estimé que la moitié des cinq millions de Turcs habitant dans les pays de l’Union européenne et la moitié des 110’000 Turcs habitant en Suisse sont alévis^​13​.

Le Conseil Islamique Suisse (CIS). Fondé en 1998, il réunit des centres islamiques de différentes villes de Suisse (Lausanne, Neuchâtel, Genève, Bienne, Yverdon et Zürich^​14​). Ce Conseil est proche du mouvement ahbache, un courant sunnite et soufi implanté au Liban et perçu comme peu orthodoxe par d’autres sunnites.

À ces Organisations, il faut rajouter des Communautés musulmanes rattachées au soufisme, à l’ismaélisme ou au mouvement ahmadiyya.

Pour terminer, il faut signaler le Forum pour un Islam progressiste. Ce Forum ou plateforme, présidée par Saïda Keller-Messahli et fondée en 2004, réunit des personnes qui refusent de prêcher « une application à la lettre du Coran ». Il prône un islam humain, harmonieux et libérateur»^​15​. Les organisations sunnites et chi’ites traditionnelles perçoivent ce Forum comme infidèle au message éternel du Coran.

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Une réforme de l’islam: possible ou impossible?

Notes