Depuis plus d’une trentaine d’années, l’Arabie saoudite, les Frères musulmans en Egypte et différents groupes musulmans pakistanais propagent une version dure de l’islam. Cet islam donne souvent de lui-même une image intolérante et violente.
En Arabie saoudite, la Commission pour la promotion de la vertu et la prévention du vice est connue pour ses interventions musclées contre ceux qui dérogent à la morale publique et ses traitements impitoyables contre ceux qui abandonnent l’islam pour une autre religion. Cette même intolérance se manifeste contre les intellectuels qui tentent une lecture différente du Coran ou remettent en question certains aspect du dogme.
En Egypte, parce qu’il a proposé une interprétation libérale du Coran, le professeur Abu-Zayd a dû quitter le pays par crainte pour sa vie. Et la mort tragique du président Sadate est là pour rappeler que même les chefs d’Etats arabes ne sont pas à l’abri de ces procès en apostasie.
Cet islam vise également l’Occident dont on redoute le libéralisme corrupteur sur les cultures islamiques. Les attentats perpétrés aux Etats-Unis en 2001 et en Europe les années suivantes ont montré la détermination des islamistes dans leurs représailles. Mais l’affaire des caricatures de Mohammad et le discours de Benoît XVI ont aussi révélé que certains gouvernements arabes, désireux de se redonner une légitimité populaire, pouvaient opportunément piloter et attiser ces manifestations de colère à leur profit.
L’agitation provoquée par ces différents courants radicaux a depuis longtemps débordé du cadre du monde musulman. Sous l’influence d’un enseignement radical diffusé par chaînes satellitaires ou sur Internet, on voit un nombre croissant de musulmans vouloir marquer leur différence en adoptant un style vestimentaire traditionnel. En se multipliant, foulards, burqas, longues barbes et djellabas induisent une forme de séparatisme social. Les demandes de cimetières musulmans, les heures de piscine réservées aux femmes, les dispenses d’heures de sport pour les filles et autres requêtes confirment l’impression que les musulmans les plus sensibles au discours intégriste veulent constituer une société parallèle régie par ses propres lois. Il est évident que chacun connaît près de chez lui des musulmans qui vivent paisiblement leur foi sans songer à nuire à quiconque.
Mais ce que chacun peut observer des réalités de la rue arabe et de l’instrumentalisation politique qui est faite de l’islam pèse plus lourd. Et ce ne sont pas les paroles rassurantes de quelques intellectuels très médiatiques qui y changeront grand-chose. Affirmer à la télévision que l’islam est une religion de paix et d’amour ne convainc personne. Chacun voudrait plutôt en voir la démonstration concrète dans les pays où l’islam est majoritaire.
L’initiative contre les minarets traduit donc très concrètement ce scepticisme, voire l’aversion que lui inspire cet islam politisé. Et elle tente de s’y opposer en restreignant ce qu’elle considère comme une de ses manifestations symboliques. Est-ce le seul motif des promoteurs de l’initiative? Non. Leur démarche n’est pas sans lien avec un profond questionnement.
Après avoir réussi à établir au XIXe siècle la paix confessionnelle entre catholiques et protestants, le pays se retrouve devant une nouvelle question. Sera-t-il possible de vivre en paix avec les musulmans résidant dans le pays? Avec l’image actuelle qu’ils ont de l’islam, beaucoup en doutent. Et la crainte qui taraude plus d’un esprit aujourd’hui est celle de voir un islam devenu plus visible et influent vider progressivement de sa substance le fond de valeurs chrétiennes qui soutient le pacte démocratique suisse. Seraient particulièrement visées l’égale dignité des hommes et femmes et la liberté individuelle de choisir sa vie. D’où le dilemme: faut-il reconnaître aux musulmans les mêmes droits qu’aux autres communautés religieuses ou faut-il les limiter en raison du danger potentiel qu’ils représentent?
Au siècle dernier, la révision constitutionnelle de 1874, en établissant la primauté du pouvoir civil laïque, avait imposé certains interdits à l’Eglise catholique qui luttait contre ce processus de laïcisation des institutions. La problématique actuelle n’est donc pas sans précédent. Quelle serait l’évolution souhaitable de cette situation?
La Suisse est en train d’écrire une nouvelle page de son histoire culturelle et politique. De la tolérance confessionnelle (catholiques, protestants et juifs), elle doit passer à la phase de tolérance religieuse (envers les autres religions). Afin que l’expérience soit un succès pour tous, il est impératif que tous les partenaires reconnaissent et respectent les mêmes règles du jeu. Cette situation nécessite en effet que l’Etat de droit soit plus que jamais reconnu comme principal garant des droits et devoirs de chacun.
En demandant qu’on reconnaisse leur visibilité et leur droit légitime à être ce qu’ils sont, les musulmans reposent la question du religieux dans ses rapports avec l’Etat. La question est donc de savoir comment l’Etat et la mosquée vont harmoniser la loi religieuse dont les musulmans affirment l’absolue suprématie sur toute autre loi et le droit positif auquel ils doivent allégeance en tant que citoyens. L’Etat de droit sortira-t-il affermi ou affaibli de cette confrontation? C’est tout l’enjeu des discussions de ces prochaines années.